Les taches de couleur qui s’épanouirent sur les joues de Nynaeve lui apprirent qu’il avait mis en plein dans le mille. Pas mal, pour quelqu’un qui tire à l’aveuglette.
— Sujet très observateur, murmura simplement Elayne d’un ton amusé.
Être dans ses papiers pouvait se révéler moins agréable que de ne pas y être. Elles se dirigèrent vers la porte en coup de vent, sans lui laisser le temps d’en dire davantage. Enfin, il n’avait pas vraiment pensé qu’elles lui expliqueraient quelque chose. Elles étaient Aes Sedai jusqu’à l’os, toutes les deux. Un homme doit apprendre à vivre avec ce qu’il a.
Il ne pensait absolument plus à Tylin, mais elle continuait à penser à lui. Elle l’arrêta avant qu’il n’ait fait deux pas. Nynaeve et Elayne s’immobilisèrent à la porte, avec Aviendha et Birgitte, pour regarder. C’est pourquoi elles virent Tylin lui pincer les fesses. Certaines choses, un homme ne peut pas apprendre à vivre avec. Elayne afficha un air compatissant, Nynaeve un air furieusement désapprobateur. Aviendha s’efforça de réprimer un éclat de rire, sans grand succès, tandis que Birgitte souriait ouvertement jusqu’aux oreilles. Elles savaient toutes, bon sang !
— Nynaeve pense que vous êtes un petit garçon qui a besoin de protection, dit Tylin en un souffle. Moi, je sais que vous êtes un homme fait.
Son gloussement de gorge en fit le commentaire le plus grivois qu’il ait jamais entendu. Les quatre femmes à la porte l’observèrent virer au rouge betterave.
— Vous me manquerez, mon pigeon. Ce que vous avez fait à Renaile était magnifique. J’aime les hommes dominateurs.
— Vous me manquerez aussi, marmonna-t-il.
Il réalisa avec stupeur qu’il disait vrai.
Il quittait Ebou Dar juste à temps.
— Mais nous nous reverrons. Et c’est moi qui serai le chasseur.
Elle se remit à glousser, mais ses yeux d’aigle flamboyèrent presque.
— J’admire les hommes dominateurs, mon canard. Mais pas quand ils essayent d’être dominateurs avec moi.
Lui saisissant les oreilles, elle lui fit baisser la tête pour lui donner un baiser.
Il ne vit pas sortir Nynaeve et les autres, et il quitta la pièce sur des jambes mal assurées, renfonçant sa chemise dans ses chausses. Il devrait revenir pour prendre sa lance dans un coin, et son chapeau. Cette femme n’avait aucune pudeur. Absolument aucune.
Il trouva Thom et Juilin sortant des appartements de Tylin, suivis de Nerim et de Lopin, le corpulent serviteur de Nalesean, chacun chargé d’un grand panier en osier fait pour le bât. Et rempli de ses affaires, réalisa-t-il. Juilin portait à la main l’arc détendu de Mat, et son carquois à l’épaule. C’est vrai, elle lui avait écrit qu’elle faisait déménager ses affaires chez elle.
— J’ai trouvé ça sur votre oreiller, dit Thom, lui lançant la bague qu’il avait achetée ce qui lui semblait un an plus tôt. Cadeau d’adieu, probablement ; il y avait des lacs d’amour et des fleurs sur les deux oreillers.
Mat passa la bague à son doigt avec humeur.
— Elle m’appartient, que vous soyez réduit en cendres ! Je l’ai payée de mes deniers.
Le vieux ménestrel lissa sa moustache et toussota, en un vain effort pour réprimer un énorme sourire.
Juilin s’arracha son ridicule chapeau tarabonais de la tête, et s’absorba dans la contemplation de la calotte.
— Sang et cendres…
Mat prit une profonde inspiration.
— J’espère que vous avez pris le temps de faire vos bagages, dit-il d’une voix égale, parce que dès que j’aurai récupéré Olver, nous nous mettrons en route. Et tant pis si vous oubliez une harpe moisie ou une vieille flûte.
Juilin se titilla le coin de l’œil de l’index – quoi que cela voulût dire –, mais Thom fronça les sourcils. Insulter sa flûte ou sa harpe, c’était l’insulter lui-même.
— Mon Seigneur…, commença Lopin d’un ton lugubre.
C’était un homme basané au crâne dégarni, encore plus gros que Sumeko, saucissonné dans sa tunique noire de roturier tairen, serrée à la taille et s’évasant sur les hanches, comme celle de Juilin. Normalement presque aussi solennel que Nerim, il avait maintenant les yeux rouges comme s’il avait pleuré.
— Mon Seigneur, y a-t-il une chance que je reste ici pour assister aux obsèques du Seigneur Nalesean ? C’était un bon maître.
Mat détestait dire non.
— Quiconque reste en arrière pourrait y demeurer très longtemps, Lopin, dit-il avec douceur. Écoutez, j’ai besoin de quelqu’un pour s’occuper d’Olver. Nerim a assez à faire avec moi. Et d’ailleurs, il doit retourner à Tamanes. Si vous voulez, je vous prends à mon service.
Il s’était habitué à avoir un serviteur, et les temps étaient durs pour un homme qui cherchait du travail.
— Cela me plairait infiniment, mon Seigneur, répondit-il, toujours lugubre. Le jeune Olver me rappelle beaucoup le fils cadet de ma sœur.
Sauf que, quand ils entrèrent dans l’ancien appartement de Mat, Dame Riselle s’y trouvait, bien plus décemment vêtue que lors de leur dernière rencontre, mais seule.
— Pourquoi l’aurais-je obligé à rester près de moi ? dit-elle, sa merveilleuse poitrine frémissant d’émotion, et les mains sur les hanches.
Le caneton de la Reine, semblait-il, n’était pas censé prendre un ton hargneux avec les dames d’honneur de la souveraine.
— Coupez trop court les ailes à un garçon, et il ne deviendra jamais un homme digne de ce nom. Il a lu ses pages tout haut, assis sur mes genoux – il aurait bien lu toute la journée si je l’avais laissé faire –, il a fait ses opérations, alors je l’ai laissé sortir. Pourquoi tant d’inquiétude ? Il a promis de rentrer au coucher du soleil, et il semble avoir à cœur de tenir ses promesses.
Appuyant l’ashandarei contre le mur dans son coin habituel, Mat dit aux autres de poser leurs fardeaux et d’aller chercher Vanin et le reste des Bras Rouges. Puis il quitta la poitrine spectaculaire de Riselle et courut à l’appartement que partageaient Nynaeve et les autres femmes. Elles étaient toutes là, dans le salon, de même que Lan, sa cape de Lige déjà drapée dans le dos et ses fontes sur l’épaule. Ses fontes, et celles de Nynaeve aussi, semblait-il. Des paquets de robes et des coffres pas-si-petits-que-ça étaient éparpillés par terre. Mat se demanda si Lan les porterait aussi.
— Bien sûr que tu dois aller le chercher, Mat Cauthon, dit Nynaeve. Penses-tu que nous abandonnerions cet enfant ?
À l’entendre, on aurait cru que c’était ce qu’il avait proposé, lui.
Soudain, il fut submergé par leurs propositions d’aide, pas seulement de Nynaeve et d’Elayne, offrant de repousser le départ pour la ferme, mais de Birgitte et d’Aviendha, proposant de se joindre aux recherches. Lan resta de pierre, mais Birgitte et Aviendha…
— J’aurais le cœur brisé si quelque chose arrivait à cet enfant, affirma Birgitte.
Et Aviendha ajouta, tout aussi chaleureuse :
— J’ai toujours pensé que vous ne l’éleviez pas correctement.
Mat grinça des dents. Dans les rues de la cité, Olver pouvait parfaitement échapper à huit hommes et ne reparaître au palais qu’au coucher du soleil. Il tenait ses promesses, certes, mais il y avait peu de chances qu’il renonce à un seul instant de liberté s’il n’y était pas obligé. Davantage d’yeux signifiaient des recherches plus rapides, surtout si toutes les Sages-Femmes y participaient. Il hésita l’espace de trois battements de cœur. Il avait ses propres promesses à tenir, quoiqu’il eût la sagesse de ne pas l’exprimer ainsi.
— La Coupe est trop importante, insista-t-il. Ce gholam est toujours lâché dans la nature, peut-être Moghedien aussi, et l’Ajah Noire sûrement.
Les dés roulaient dans sa tête avec un bruit de tonnerre. Aviendha n’apprécierait pas d’être mise dans le même sac qu’Elayne et Nynaeve, mais pour le moment, il s’en moquait. Il s’adressa à Lan et à Birgitte.