— Mon Seigneur a-t-il entendu parler de l’émeute ?
— Non, fit Mat d’un ton acide, et il continua.
À l’autre bout du pont, il arrêta une femme rondelette chargée d’un plateau de rubans. Olver ne s’intéressait guère aux rubans, mais ses jupons rouges flamboyant sous une jupe relevée à gauche presque jusqu’à la hanche et son décolleté révélant une poitrine pouvant rivaliser avec celle de Riselle, auraient pu l’attirer.
— Avez-vous vu un garçon…
Elle aussi lui parla de l’émeute, comme la moitié des gens qu’il interrogea. Il soupçonna que cette rumeur était née des événements survenus dans certaine maison du Rahad le matin même. Un cocher, son long fouet enroulé autour du cou, lui affirma même que l’émeute avait eu lieu sur l’autre rive du fleuve, après toutefois lui avoir avoué qu’il ne faisait jamais attention aux enfants à moins qu’ils ne se jettent sous ses mules. Un homme au visage carré, qui vendait des rayons de miel, à l’aspect incroyablement sec, lui affirma que l’émeute avait éclaté à la tour de la lumière, au bout de la Route de la Baie, à l’entrée et sur la rive de la baie, endroit aussi vraisemblable pour une émeute que le milieu de la baie lui-même. Il circulait toujours mille rumeurs dans toutes les cités, et il était forcé de les écouter toutes, semblait-il. L’une des femmes les plus remarquablement jolies qu’il ait vues de sa vie, debout à l’entrée d’une taverne – Maylin était serveuse au Vieux Mouton, mais sa seule tâche semblait être de se poster devant la porte pour attirer les clients, ce qu’elle faisait incontestablement –, lui confia qu’il y avait eu une bataille le matin dans les Collines de Cordese, à l’ouest de la cité, croyait-elle. Ou peut-être dans les Monts de Rhannoh, de l’autre côté de la baie. Ou peut-être… Remarquablement jolie. Maylin, mais pas très futée. Olver l’avait peut-être admirée pendant des heures jusqu’à ce qu’elle ouvre la bouche. Mais elle ne se rappelait pas avoir vu un garçon en tunique… de quelle couleur, déjà ? Il entendit parler d’émeutes et de batailles, il entendit raconter d’étranges choses dans le ciel ou les collines, assez nombreuses pour peupler la Dévastation. Il entendit dire que le Dragon Réincarné était sur le point d’envahir la cité avec des milliers d’hommes pouvant canaliser, que les Aiels arrivaient, une armée d’Aes Sedai – non, c’était une armée de Blancs Manteaux ; Pedron Niall était mort et les Enfants entendaient le venger, mais pourquoi à Ebou Dar, ce n’était pas clair. On aurait pu croire que la cité serait paniquée avec toutes les rumeurs qui circulaient, mais le fait est que, même ceux qui les propageaient n’y croyaient qu’à moitié. Il écouta ainsi toutes sortes de sottises, mais rien sur un garçon en tunique rouge.
À quelques rues du fleuve, il commença à percevoir le tonnerre, à grands boums caverneux venant de la mer. Perplexes, les gens levaient les yeux vers le ciel sans nuages, se grattaient la tête et passaient leur chemin. Il fit de même, questionnant tous les marchands de fruits ou de bonbons qu’il rencontra, et toutes les jolies femmes à pied. Sans aucun résultat. Arrivant au quai de pierre courant sur la rive du fleuve à travers toute la ville, il s’arrêta, étudiant les jetées pointant dans le courant et les bateaux qui y étaient amarrés. Le vent avait forci, balançant les bateaux sur leurs amarres, les cognant contre les rochers malgré les sacs bourrés de laine qui pendaient pour les protéger. Contrairement aux chevaux, les bateaux n’intéressaient pas Olver, sauf comme moyen d’aller d’un endroit à un autre. Et les bateaux étaient réservés aux hommes à Ebou Dar, même si leur cargaison ne l’était pas toujours. Sur ces jetées, les femmes étaient soit des marchandes gardant l’œil sur leurs biens, soit des membres armés de la guilde des dockers, et il n’y avait jamais aucune marchande de bonbons.
Sur le point de se retourner, il réalisa que pratiquement personne ne bougeait. Généralement, les jetées grouillaient d’activité, mais sur tous les bateaux qu’il pouvait voir, les équipages étaient alignés le long des lisses, ou, montés dans les gréements, regardaient vers la baie. Tonneaux et caisses étaient abandonnés tandis que des hommes torse nu et des femmes en gilet de cuir vert s’étaient regroupés au bout des jetées, regardant entre les bateaux, vers le sud et le tonnerre. Dans cette direction s’élevaient d’épaisses colonnes de fumée noire, que le vent inclinait vers le nord.
N’hésitant qu’un instant, il trotta jusqu’à la jetée suivante. D’abord, les vaisseaux amarrés au sud à ces longs doigts de pierre lui bouchèrent la vue et il ne vit rien, sauf la fumée. Pourtant, à cause de la découpe du rivage, chaque jetée s’avançait plus loin que la précédente ; quand il eut joué des coudes dans la foule et arriva au premier rang, le large fleuve formait une large voie d’eaux agitées se jetant dans la baie aux vagues tumultueuses.
Vers l’est, deux douzaines de vaisseaux brûlaient dans la vaste baie, peut-être plus, enveloppés de flammes de la proue à la poupe. Un certain nombre d’autres avaient déjà coulé, seule la proue ou la poupe encore hors de l’eau continuait à sombrer. Sous ses yeux, la proue d’un grand deux-mâts battant pavillon d’Altara, rouge, bleu et or, explosa soudain dans un grondement de tonnerre, et d’épaisses volutes de fumée dérivèrent dans le vent tandis que le bateau commençait à sombrer par l’avant. Des centaines de vaisseaux étaient en mouvement, tous ceux qu’il y avait dans la baie, rakeurs et écumeurs trois-mâts et planeurs deux-mâts du Peuple de la Mer, caboteurs aux voiles triangulaires, barges fluviales à voile ou avirons, certains fuyant vers l’amont, la plupart tentant de prendre la mer. Des douzaines d’autres vaisseaux entrèrent majestueusement dans la baie, poussés par le vent, grands vaisseaux hauts sur l’eau, fendant la houle dans des gerbes d’écume. Son souffle s’arrêta en remarquant soudain des voiles carrées rigidifiées par des lattes.
— Sang et cendres ! maugréa-t-il, en état de choc. Les maudits Seanchans !
— Qui ? demanda une femme au visage sévère pressée contre lui.
Une robe de drap bleu foncé de belle coupe la désignait comme marchande, autant que son dossier en cuir contenant ses factures, ou la broche de la guilde épinglée sur sa poitrine, représentant une plume d’oie en argent.
— Ce sont les Aes Sedai, annonça-t-elle avec conviction. Je reconnais le canalisage quand je le vois. Les Enfants de la Lumière vont s’occuper d’elles dès qu’ils arriveront. Vous verrez.
Une grande femme grisonnante en gilet vert crasseux se tourna vers elle, tripotant le manche en bois de sa dague.
— Dis rien sur les Aes Sedai, espèce de grippe-sou, ou je te désosse et je renfonce un Blanc Manteau dans le gosier.
Mat les laissa en train d’agiter les bras et de se menacer, et, sortant de la foule en jouant des coudes, il partit en courant vers le quai. Déjà il voyait trois – non, quatre – immenses créatures virer vers le sud au-dessus de la cité, sur de grandes ailes ressemblant à celles des chauves-souris. Des silhouettes s’accrochaient à leur dos, apparemment sur des sortes de selles. Une autre créature volante apparut, puis d’autres encore. Au-dessous d’elles, les flammes surgissaient soudain des toits dans des rugissements de tonnerre.
Maintenant, les gens couraient, bousculant Mat au passage.
— Olver ! criait-il, espérant être entendu par-dessus les cris et les hurlements retentissant dans toutes les directions. Olver !
Brusquement tout le monde fit demi-tour et repartit dans l’autre sens. Obstinément, il continua à avancer à contre-courant. Et arriva dans une rue où il comprit ce qui avait fait fuir tous ces gens.
Une colonne de Seanchans passa au pas de charge, cent hommes ou plus en casques ressemblant à des têtes d’insectes et armures de plates, tous chevauchant des animaux semblables à des chats mais grands comme des chevaux, et couverts d’écailles de bronze, non de fourrure. Penchés en avant sur leurs selles, lances aux rubans bleus inclinées selon le même angle, ils galopèrent vers le Mol Hara sans regarder ni à droite ni à gauche. Mais « galop » n’était pas tout à fait le mot juste pour parler de la façon dont ces créatures se déplaçaient ; la vitesse était la même, mais elles… coulaient. Il était temps de partir ; grand temps. Dès qu’il aurait trouvé…