— Je ne pensais pas qu’elle se serait condamnée par ses propres paroles, constata Rhiale, près de l’épaule de Sevanna. Efalin et les autres sont pratiquement sûres qu’elle a reconnu avoir tué Desaine.
— Elle est à moi, Sevanna, dit Therava, serrant les dents.
La femme aurait dû lui appartenir, mais une da’tsang n’appartenait à personne.
— J’avais l’intention de la vêtir d’une robe de soie de gai’shain. maugréa-t-elle. À quoi cela rime-t-il, Sevanna ? J’étais prête à argumenter contre sa mise à mort, mais pas à ça.
Rhiale rejeta la tête en arrière, coulant un regard en coin à Sevanna.
— Sevanna a l’intention de la briser. Nous avons longuement parlé de ce que nous devrions faire si nous capturions une Aes Sedai. Sevanna veut dresser les Aes Sedai à porter le blanc et à la servir. Mais une Aes Sedai en noir fera aussi bien l’affaire.
Sevanna rajusta son châle, irritée du ton. Pas tout à fait moqueur, mais indiquant clairement qu’elle voulait utiliser le canalisage de l’Aes Sedai comme si c’était le sien propre. C’était possible. Deux gai’shains croisèrent les trois Sagettes, portant entre eux un grand coffre cerclé de cuivre. Petits et pâles, mari et femme, ils avaient été Seigneur et Dame au pays des Tueurs-d’Arbres. Ils les saluèrent de la tête, plus humblement qu’aucun Aiel en blanc ne l’aurait fait, leurs yeux noirs hantés par la peur d’un mot dur, et encore plus d’un coup de badine. Les natifs des Terres Humides pouvaient être dressés comme des chevaux.
— La femme est déjà matée, grogna Therava. Je l’ai vu dans ses yeux. C’est un oiseau qui palpite dans la main, et qui a peur de voler.
— En neuf jours ? dit Rhiale, incrédule, et Sevanna secoua vigoureusement la tête.
— Elle est Aes Sedai, Therava. Vous l’avez vue pâlir de fureur quand je l’ai accusée. Vous l’avez entendue rire en parlant de tuer des Sagettes.
Elle émit un son contrarié, coléreux.
— Elle s’est montrée aussi fuyante qu’un Tueur-d’Arbres, parlant de récompenses et laissant les menaces de représailles s’exprimer par un silence assourdissant. Mais qu’est-ce qu’on peut attendre d’autre d’une Aes Sedai ? Il faudra longtemps pour la briser, mais elle suppliera pour obéir, même si cela doit prendre un an.
Quand elle aurait fait ça… Une Aes Sedai ne pouvait pas mentir, bien sûr ; elle s’attendait à ce que Galina nie son accusation. Une fois qu’elle aurait juré d’obéir…
— Si vous voulez obliger une Aes Sedai à vous écouter, dit une voix d’homme derrière elles, cela pourra vous aider.
Incrédule, Sevanna pivota sur place et trouva Caddar debout devant elle, et près de lui une femme, l’Aes Sedai Maisia, tous deux vêtus de soie noire et de dentelles comme ils l’étaient six jours plus tôt, chacun avec un sac rebondi pendant incongrûment à une épaule par sa courroie. Caddar tendait une baguette lisse et blanche d’un pied de long dans sa main brune.
— Comment êtes-vous arrivé ici ? demanda-t-elle, puis elle pinça les lèvres de colère.
À l’évidence, il était venu comme les autres fois ; elle était juste étonnée qu’il apparaisse en plein milieu du camp. Elle lui arracha de la main la baguette qu’il lui tendait, et, comme toujours, il recula hors de sa portée.
— Pourquoi êtes-vous venu ? rectifia-t-elle. Qu’est-ce que c’est que ça ?
Un peu plus mince que son poignet, la baguette était lisse, à part quelques bizarres symboles fluides gravés à une extrémité plate. Cela ne donnait pas tout à fait l’impression de l’ivoire, et pas tout à fait celle du verre. C’était très frais au toucher.
— Vous pouvez appeler ça une Baguette des Serments, dit Caddar, découvrant les dents en ce qui voulait incontestablement être un sourire. Je ne l’ai en ma possession que depuis hier, et je vous l’apporte aussitôt.
Sevanna serra la baguette à deux mains, pour s’empêcher de la jeter loin d’elle. Tout le monde savait ce que faisait la Baguette des Serments des Aes Sedai. S’efforçant de ne pas réfléchir et encore moins de parler, elle la passa à sa ceinture et en écarta les mains.
Rhiale fronça les sourcils en posant le regard sur la baguette à la ceinture de Sevanna, et ses yeux s’élevèrent lentement, froidement, vers le visage de celle-ci. Therava ajusta son châle dans un grand cliquetis de bracelets, et eut un sourire dur et pincé. Il y avait peu de chances que l’une d’entre elles touche jamais la baguette, et peut-être aucune chance qu’une autre Sagette ne la touche non plus. Mais il y avait toujours Galina Casban. Un jour, elle craquerait.
Maisia aux yeux noir corbeau, un peu derrière Caddar, sourit, aussi imperceptiblement que Therava. Elle avait vu et compris. Elle était observatrice, pour quelqu’un des Terres Humides.
— Venez, dit Sevanna à Caddar. Nous prendrons le thé dans ma tente.
Elle ne partagerait certainement pas l’eau avec lui. Retroussant ses jupes, elle se mit à gravir la pente.
À sa surprise, Caddar se révéla observateur, lui aussi.
— Tout ce qu’il vous faut, c’est faire tenir la baguette à votre Aes Sedai ou à n’importe quelle femme capable de canaliser, et lui faire prononcer les promesses que vous désirez pendant que quelqu’un canalise un peu d’Esprit dans les nombres.
Il marchait près d’elle avec l’aisance de ses longues jambes. Soudain il adressa un sourire plein de dents à Rhiale et à Thevara.
— Avez-vous remarqué les traces au bout de la baguette ? ajouta-t-il, haussant les sourcils de façon insultante. Vous pouvez l’utiliser aussi pour la relâcher, mais c’est plus douloureux. À ce que j’ai cru comprendre.
Les doigts de Sevanna touchèrent légèrement la baguette. Plus verre qu’ivoire, et très fraîche.
— Cela marche uniquement sur les femmes ?
Elle se baissa pour le précéder dans la tente. Les Sagettes et les chefs des sociétés de guerriers étaient partis, mais une douzaine de Tueurs-d’Arbres gai’shains demeuraient, patiemment à genoux sur le côté. Personne avant elle n’avait jamais eu une douzaine de gai’shains, et elle en possédait d’autres. Mais il faudrait leur trouver un autre nom, car ils n’abandonneraient jamais le blanc.
— Des femmes capables de canaliser, Sevanna, dit Caddar, la suivant à l’intérieur.
Le ton était incroyablement insolent. Ses yeux noirs brillaient d’un amusement non dissimulé.
— Vous devrez attendre d’avoir capturé al’Thor avant que je vous donne ce qui le contrôlera.
Ôtant le sac de son épaule, il s’assit. Pas près d’elle bien sûr. Maisia n’avait pas peur de recevoir une lame dans les côtes ; elle s’allongea près de Sevanna, se soutenant sur un coude. Sevanna lui coula un regard en coin, puis avec le plus grand naturel, délaça un peu plus son corsage. Mais elle ne se rappelait pas que les seins de Maisia étaient si ronds. D’ailleurs, son visage semblait aussi plus ravissant. Sevanna tenta de ne pas grincer des dents.
— Naturellement, si vous pensez à un autre homme…, poursuivit Caddar. Il existe une chose qu’on appelle chaise liante. Lier des gens qui ne peuvent pas canaliser est plus difficile que lier ceux qui peuvent. Peut-être une chaise liante a-t-elle survécu à la Destruction, mais vous devrez attendre que je la trouve.
De nouveau, Sevanna toucha la baguette, puis, d’un ton impatient, ordonna à un gai’shain de servir le thé.
Caddar était un imbécile. Tôt ou tard, il lui donnerait tout ce qu’elle voulait. Et maintenant, cette baguette pouvait détacher de lui Maisia. Alors, cette femme ne le protégerait sûrement plus. En punition de ses insultes, il porterait le noir. Sevanna prit une petite tasse de porcelaine verte sur le plateau que lui présentait le gai’shain et la donna à l’Aes Sedai de ses propres mains.