— Eh bien ? dit Kiruna, ses yeux noirs flamboyant d’impatience.
Sans doute que peu de gens la faisaient attendre, pensa-t-il.
— Je ne sais pas, fit-il, flattant l’encolure de Steppeur. Rand ne me dit pas tout.
Il comprenait un peu – il croyait comprendre – mais il n’avait pas l’intention de le confier à quiconque. C’était à Rand de le dire, s’il le voulait. Tous les cadavres que Rand examinait appartenaient à des Vierges, Perrin en était sûr. Des Vierges Shaidos sans aucun doute, mais il ne savait pas exactement quelle différence ça faisait pour Rand. La veille au soir, il s’était éloigné des chariots pour s’isoler, et, quand les rires des hommes contents d’être encore vivants s’estompèrent derrière lui, il avait trouvé Rand. Le Dragon Réincarné, qui faisait trembler le monde, était assis par terre, seul dans le noir, bras croisés sur les épaules, se balançant d’avant en arrière.
Aux yeux de Perrin, la lune éclairait presque autant que le soleil, mais à ce moment-là, il aurait préféré des ténèbres profondes. Rand avait le visage tiré et déformé, visage d’un homme qui a envie de hurler, ou peut-être de pleurer, et qui réprimait ces envies de toutes ses forces. Quelle que fût la méthode des Aes Sedai pour écarter la chaleur, Rand et les Asha’man la connaissaient aussi, mais il ne s’en servait pas maintenant. La chaleur nocturne dépassait celle d’un jour d’été, et la sueur ruisselait autant sur les joues de Rand que sur celles de Perrin.
Il n’avait pas tourné la tête, bien que les bottes de Perrin aient crissé bruyamment dans l’herbe, mais il avait parlé d’une voix rauque, sans cesser de se balancer : « Cent cinquante et une, Perrin. Cent cinquante et une Vierges sont mortes aujourd’hui. Pour moi. Je leur avais fait une promesse, tu comprends. Ne discute pas avec moi ! Tais-toi ! Va-t’en ! » Malgré la sueur, Rand avait frissonné. « Pas toi, Perrin, pas toi. Je dois tenir mes promesses, tu comprends. Je le dois, même si ça fait très mal. Mais je dois tenir aussi mes promesses envers moi-même. Même si ça fait très mal aussi. »
Perrin s’était efforcé de ne pas penser au sort des hommes capables de canaliser. Les chanceux mouraient avant de devenir fous ; les malchanceux mouraient après. Que Rand fût chanceux ou malchanceux, tout reposait sur lui. Tout. « Rand, je ne sais pas quoi te dire, mais… »
Rand n’avait pas semblé l’entendre. Il se balançait toujours, d’avant en arrière. D’avant en arrière.
« Isan, de la Tribu Jarra des Aiels Charrens. Elle est morte pour moi aujourd’hui. Chuonde des Miagomas. Elle est morte pour moi aujourd’hui. Agirin des Darynes… »
Il n’avait rien pu faire, que s’asseoir sur ses talons et écouter Rand réciter les cent cinquante et un noms d’une voix brisée par la douleur, qu’écouter et espérer que Rand s’accroche à sa raison.
Mais que Rand fût encore complètement sain d’esprit ou non, si une Vierge venue combattre pour lui avait échappé au dénombrement, non seulement elle serait enterrée décemment avec les autres, Perrin en était sûr, mais la liste comporterait cent cinquante-deux noms. Et ça ne regardait pas Kiruna. Pas ça, ni les doutes de Perrin. Rand devait conserver sa raison, au moins partiellement.
Et que la Lumière me brûle de réfléchir si froidement, pensa-t-il.
Du coin de l’œil, il vit Kiruna pincer la bouche. Pas plus qu’elle n’aimait attendre elle n’aimait être tenue dans l’ignorance des événements. Elle aurait été belle, dans le genre majestueux, si son visage n’avait pas été celui d’une femme habituée à obtenir tout ce qu’elle voulait. Pas irascible, juste absolument certaine que, quoi qu’elle voulût, c’était juste, bon et indispensable.
— Avec tant de corneilles et de corbeaux à la même place, il y en a sûrement des centaines, sinon des milliers, prêts à rapporter ce qu’ils ont vu à un Myrddraal.
Elle ne faisait aucun effort pour dissimuler son irritation ; à l’entendre, on aurait dit qu’il avait appelé tous ces oiseaux lui-même.
— Chez nous, nous les tuons à vue. Vous avez des hommes, et ils ont des arcs.
C’était vrai, une corneille ou un corbeau avait de grandes chances d’être un espion du Ténébreux, mais il fut pris d’un haut-le-cœur. De dégoût et de lassitude.
— À quoi bon ?
Avec tant d’oiseaux, les Aiels et les hommes des Deux Rivières pouvaient tirer toutes leurs flèches, et il en resterait toujours assez pour faire leur rapport. La plupart du temps, impossible de savoir si l’oiseau qu’on tuait était un espion ou non.
— Il n’y a pas eu assez de carnage ? Bientôt, il y en aura encore davantage. Par la Lumière, femme, même les Asha’man en sont repus !
Des sourcils se haussèrent parmi les sœurs présentes. Personne ne parlait ainsi à une Aes Sedai, même un roi ou une reine. Bera le regarda comme si elle s’apprêtait à le désarçonner et à le frapper. Le regard plongé dans le désastre en contrebas, Kiruna lissa ses jupes, le visage froidement déterminé. Les oreilles de Loial tremblèrent. Il éprouvait pour les Aes Sedai un respect profond mais inquiet ; bien que près de deux fois plus grand que la plupart des sœurs, il se comportait parfois comme si l’une d’elles allait lui marcher dessus par inadvertance s’il se mettait sur son chemin.
Perrin ne donna pas à Kiruna le temps de parler. Donnez un doigt à une Aes Sedai, et elle vous prend tout le bras, sinon plus.
— Vous m’avez évité jusque-là, mais j’ai quelques petites choses à vous dire. Hier, vous avez désobéi aux ordres. Si vous voulez appeler ça un changement de plan, à votre aise, enchaîna-t-il comme elle ouvrait la bouche. Si vous trouvez que ça fait mieux.
Elle et les huit autres avaient ordre de rester avec les Sagettes, à l’écart de la bataille, protégées par les Mayeners et les hommes des Deux Rivières. À la place, elles avaient plongé au cœur de la mêlée, au milieu des hommes qui faisaient de leur mieux pour se réduire en chair à pâté, à l’épée et à la lance.
— Vous avez entraîné Havien Nurelle avec vous, et la moitié des Mayeners en sont morts. Dorénavant, vous n’en ferez plus à votre tête sans considération pour personne. Je ne veux plus voir des hommes mourir parce vous croyez soudain avoir une meilleure idée, et que le Ténébreux emporte ce qu’en pensent les autres. Suis-je assez clair ?
— As-tu fini, paysan ?
Kiruna parlait d’une voix dangereusement calme. Le visage qu’elle leva vers lui aurait pu être taillé dans quelque glace noire, et elle empestait l’affront. Debout sur le sol, elle parvenait à donner l’impression qu’elle le regardait de haut. Et ça, ce n’était pas un truc d’Aes Sedai ; il avait vu Faile faire la même chose. Il soupçonnait que toutes les femmes en étaient capables.
— Je vais te dire une chose, que toute personne douée de la moindre intelligence devrait comprendre. De par les Trois Serments, aucune sœur n’a le droit de se servir du Pouvoir Unique comme d’une arme, sauf contre les Engeances de l’Ombre, en défense de sa vie, de celle de ses Liges ou d’une autre sœur. Nous aurions pu rester où tu nous avais mises, et regarder jusqu’à la Tarmon Gai’don sans être capables de faire quelque chose d’efficace. Pas tant que nous n’étions pas en danger nous-mêmes. Je n’aime guère avoir à expliquer mes actions, paysan. Ne m’oblige pas à recommencer. Suis-je assez claire ?
Les oreilles de Loial s’affaissèrent, et il regardait droit devant lui dans le vague, si fort qu’à l’évidence il souhaitait être n’importe où sauf là, même auprès de sa mère qui voulait le marier. Aram était bouche bée, lui qui s’efforçait toujours de faire croire qu’il n’était pas impressionné par les Aes Sedai. Jondyn et Tod descendirent de leur roue de chariot, juste un poil trop relaxes ; Jondyn parvint à s’éloigner nonchalamment, mais Tod s’enfuit en courant, jetant un coup d’œil par-dessus son épaule.