Plus loin dans la rue, au-delà d’un édifice à tourelles miraculeusement intact, quelque chose bougea, forme fantomatique traversant dans le noir. Rand faillit canaliser, mais il avait du mal à croire que Sammael s’enfuirait comme ça. Quand il était entré dans la cité, que Sammael avait tenté de tout détruire autour de son portail, il avait entendu des hurlements horribles. Il les avait à peine remarqués alors. Rien ne vivait dans Shadar Logoth, pas même des rats. Sammael devait avoir amené des bourreaux, des individus qu’il ne craignait pas de voir mourir dans une tentative pour atteindre Rand. Peut-être que l’un d’eux pourrait le conduire jusqu’à Sammael. Il s’ébranla, marchant aussi vite et aussi silencieusement qu’il le put. Les pavés brisés crissaient sous ses bottes comme des os qui se cassent. Il espéra que ce bruit n’était fort que pour son ouïe amplifiée par le saidin.
S’arrêtant à la base d’une tourelle, épaisse aiguille de pierre couverte d’une écriture fluide, il scruta au-delà. Ce qu’il avait vu bouger avait disparu ; seuls les fous ou les follement téméraires entraient à Shadar Logoth la nuit. Le mal qui avait souillé Shadar Logoth, le mal qui avait détruit Aridhol n’était pas mort en même temps. Plus loin dans la rue, une volute de brume gris argent tremblota hors d’une fenêtre, rampant vers une autre volute sortant d’un grand trou dans un haut mur de pierre. Les profondeurs de ce trou brillaient comme si elles abritaient une pleine lune. Avec la nuit, Mashadar rôdait dans sa cité prison, vaste présence pouvant apparaître en douze endroits à la fois, ou en cent. Le toucher de Mashadar n’était pas une façon agréable de mourir. Dans le corps de Rand, la souillure du saidin pulsa plus fort ; la lointaine brûlure de son flanc se renflamma, dix mille éclairs fulgurant les uns après les autres. Même le sol semblait battre sous ses bottes.
Il se retourna, maintenant à moitié décidé à s’en aller. Très certainement, Sammael était parti maintenant que Mashadar était sorti. Très vraisemblablement, il l’avait attiré ici dans l’espoir qu’il fouillerait les ruines jusqu’à ce que Mashadar le tue. Il se retourna, s’arrêta, et s’accroupit derrière une tourelle. Deux Trollocs descendaient lentement la rue, formes volumineuses en cottes de mailles noires, la moitié plus grand que lui, ou plus. Des pointes sortaient des épaules et des coudes de leur armure, et ils avaient des lances pourvues de longs fers et de crochets redoutables. Pour ses yeux remplis du saidin, leurs faces ressortaient clairement, l’une déformée par un bec d’aigle là où auraient dû se trouver le nez et la bouche, l’autre par un groin de sanglier entouré de défenses. Tous les muscles de leur corps hurlaient la peur. Les Trollocs adoraient tuer, adoraient le sang, mais Shadar Logoth les terrifiait. Il devait y avoir un Myrddraal dans les parages ; aucun Trolloc ne serait entré dans cette cité sans un Myrddraal pour les y pousser. Aucun Myrddraal ne serait entré sans Sammael pour l’y obliger. Toutes choses signifiant que Sammael était toujours là, sinon ces Trollocs auraient été en train de fuir vers les portes et non pas en chasse. Car ils étaient en chasse. Le groin de sanglier flairait pour détecter les odeurs.
Brusquement, une silhouette en guenilles sauta d’une fenêtre au-dessus des Trollocs, tombant sur eux, la lance déjà en action. Un Aiel. Une Aielle plutôt, sa shoufa enroulée autour de la tête, mais dévoilée. Le Trolloc au bec d’aigle glapit quand la lance s’enfonça dans son flanc, en sortit et frappa encore. Voyant son compagnon tomber dans les soubresauts de la mort, Groin-de-Sanglier pivota en grondant, portant un coup terrible, mais l’Aielle se baissa sous la pointe au noir crochet, et, relevant sa lance, la lui plongea dans le ventre. Il tomba sur l’autre en un tas gesticulant.
Rand s’était relevé et mis à courir sans réfléchir.
— Liah ! cria-t-il.
Il la croyait morte, abandonnée par lui, morte pour lui. Liah, des Chareens Cosaidas ; ce nom fulgura dans sa liste mentale.
Elle pivota pour l’affronter, lance dans une main, bouclier rond en cuir de bœuf dans l’autre. Le visage, qu’il se rappelait joli malgré les cicatrices sur les deux joues, était déformé par la rage.
— À moi ! Personne ne peut venir ici ! Personne !
Il s’arrêta pile. La lance attendait, impatiente de frapper ses côtes.
— Liah, tu me connais, dit-il doucement. Tu me connais. Je vais te ramener auprès des Vierges, auprès de tes sœurs de la lance.
Il lui tendit la main.
La rage fit place à une grimace tourmentée. Elle pencha la tête.
— Rand al’Thor ? fit-elle lentement.
Ses yeux se dilatèrent, tombèrent sur les Trollocs morts, et l’horreur se répandit sur son visage.
— Rand al’Thor ! murmura-t-elle, se voilant de la main tenant l’épée. Le Car’a’carn ! gémit-elle en s’enfuyant.
Il clopina derrière elle, escaladant des tas de gravats barrant la rue, tombant, déchirant sa tunique, retombant et manquant la perdre pour de bon, roulant et se relevant sans cesser de courir. Sa faiblesse était lointaine, comme la douleur, mais même flottant dans le Vide, il ne pouvait pousser son corps que jusqu’à un certain point. Liah s’évanouit dans la nuit. Derrière le tournant suivant, pensa-t-il.
Boitillant, il le contourna aussi vite qu’il le put. Et faillit se cogner dans quatre Trollocs en cottes de mailles et un Myrddraal, sa cape noire pendant dans son dos, anormalement immobile alors que le groupe avançait. Les Trollocs grondèrent de surprise, mais le choc dura moins d’un battement de cœur. Lances crochues et épées courbées comme des faux se levèrent ; le Myrddraal avait à la main sa lame noire comme la mort, lame qui faisait des blessures presque aussi mortelles que la dague de Fain.
Rand ne tenta même pas de dégainer son épée marquée du héron. Image de la mort en tunique rouge déchirée, il canalisa, et une épée de feu surgit dans ses mains, battant sobrement de la pulsation du saidin, détachant une tête sans yeux de son cou. Plus simple aurait été de les détruire tous comme il l’avait vu faire aux Asha’man aux Sources de Dumaï, mais modifier le tissage maintenant aurait pris un instant qui pouvait lui être fatal. Ces épées pouvaient le tuer, même lui. Il dansa les formes dans une nuit éclairée par la flamme surgissant de ses mains, des ombres volant sur des faces au-dessus de lui, faces à museaux de loup et faces de chèvre déformées par les hurlements que provoquait sa lame de feu tranchant dans la maille et les chairs comme si c’était de l’eau. La force des Trollocs dépendait de leur nombre et de leur implacable férocité ; face à lui et à cette épée du Pouvoir, ils auraient aussi bien pu être pétrifiés et désarmés.
L’épée disparut de ses mains. Encore dans l’attitude de la figure nommée Tordre-le-Vent, il était debout au milieu des morts. Le dernier Trolloc à tomber se débattait encore, ses cornes de chèvre raclant les pavés brisés. Le Myrddraal décapité agitait encore les bras, naturellement, ses bottes tambourinant follement sur le sol. Les demi-hommes ne mouraient pas rapidement même sans tête.
À peine l’épée avait-elle disparu que des éclairs d’argent fulgurèrent d’un ciel étoilé sans nuages.
Le premier frappa, dans un grondement assourdissant, à moins de quatre toises. Le monde devint blanc, et le Vide s’effondra. Le sol rebondit sous lui sous le coup d’un autre éclair, et d’un autre encore. Jusque-là, il n’avait pas réalisé qu’il était étendu face contre terre. L’air crépitait. Étourdi, il poussa sur ses mains et se releva, manquant tomber en fuyant une pluie d’éclairs qui défoncèrent la rue dans le tonnerre des édifices qui s’écroulaient. Il tituba droit devant lui, sans se soucier où il allait, pourvu que ce fût loin de cet enfer.