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Perrin espérait qu’on n’en viendrait pas là aujourd’hui. Parfois, il rêvait d’un monde où tout cela n’existerait pas. Et Rand…

Crois-tu que mes ennemis ont dormi pendant… mon absence ? avait soudain dit Rand tandis qu’ils attendaient que Dashiva ouvre le portail. Il avait enfilé une veste trouvée dans un chariot, en drap vert bien coupé, mais sans comparaison avec ce qu’il portait maintenant. Pourtant, à moins d’enlever sa veste à un Lige, ou son cadin’sor à un Aiel, rien d’autre dans le camp n’aurait été à sa taille. On aurait pu croire qu’il cherchait de la soie et des broderies à la façon dont il avait fait fouiller tous les chariots la veille et ce matin.

Les chariots s’alignaient en une longue file, bâches et arceaux repliés. Kiruna et les autres sœurs jurées, assises dans celui de tête, n’avaient pas l’air heureuses. Elles avaient cessé de protester dès qu’elles s’étaient rendu compte que ça ne servait à rien, mais Perrin entendait toujours leurs murmures de colère. Au moins, elles étaient transportées. En revanche, leurs Liges suivaient le chariot à pied, silencieux et impassibles, tandis que les Aes Sedai prisonnières, debout en un groupe maussade, étaient encerclées par toutes les Sagettes qui n’étaient pas avec Rand, c’est-à-dire toutes, sauf Sorilea et Amys. Les Liges des prisonnières, l’air furibond, s’étaient regroupés à une centaine de pas, attendant froidement de passer à l’attaque, malgré leurs blessures et les gardes siswai’amans. À part le grand noir de Kiruna, dont Rand tenait les rênes, et la jument gris souris aux fines attaches de Min, les chevaux des Aes Sedai et des Liges non attribués aux Asha’man – ou utilisés dans les attelages, ce qui avait provoqué plus de protestations que le fait de faire marcher leurs propriétaires – étaient attachés par des longes à l’arrière des chariots.

— Vous croyez, ça, Flinn ? Grady ?

L’un des Asha’man qui attendaient pour passer, le gars trapu au visage de paysan, regarda Rand, hésitant, puis le vieux boiteux parcheminé. Chacun portait une épée d’argent à son col, mais pas de Dragon.

— Y a qu’un imbécile pour croire que ses ennemis vont se croiser les bras pendant qu’il ne regarde pas, mon Seigneur Dragon, dit le vieux d’une voix bourrue.

Il parlait en soldat.

— Et toi, Dashiva ?

Dashiva sursauta, surpris qu’on s’adresse à lui.

— Je… j’ai grandi dans une ferme.

Il redressa son baudrier d’épée, qui n’en avait nul besoin. En principe, ils s’entraînaient autant au maniement de l’épée qu’à celui du Pouvoir Unique, mais Dashiva semblait ne pas savoir par quel bout la prendre.

— Avoir des ennemis, je sais pas grand-chose là-dessus.

Malgré sa gaucherie, il y avait chez, lui une certaine insolence. Mais il faut dire que toute cette bande semblait avoir été nourrie d’arrogance.

— Si tu restes près de moi, dit doucement Rand, tu sauras ce que c’est.

Son sourire fit frissonner Perrin. Il sourit en donnant l’ordre de franchir le portail, comme s’ils allaient être attaqués de l’autre côté. Il y avait des ennemis partout, leur dit-il. Qu’ils n’oublient jamais ça. Il y avait des ennemis partout, et on ne savait jamais qui c’était.

L’exode continua sans faiblir. Les chariots cahotèrent directement des Sources de Dumaï à Cairhien, les sœurs dans le premier, semblables à des statues de glace ballottées sans ménagement. Leurs Liges trottaient à côté, la main sur la poignée de leur épée, les yeux jamais en repos ; à l’évidence, ils pensaient que leur Aes Sedai devait être protégée autant de ceux qui étaient déjà sur la colline que d’un assaillant éventuel. Les Sagettes avançaient en poussant leurs prisonnières, les encourageant parfois du bâton, mais les sœurs réussissaient à donner l’impression qu’il n’y avait ni Sagettes ni bâton. Les gai’shaines Shaidos arrivèrent ensuite, trottinant à quatre de front sous la surveillance d’une seule Vierge ; elle leur montra du doigt un endroit écarté, avant de filer rejoindre les autres Far Dareis Mai, et les gai’shaines s’agenouillèrent en lignes, nues comme des geais et fières comme des aigles. Le reste des Liges suivaient avec leurs propres gardes, rayonnant une fureur collective que Perrin sentit par-dessus toutes les autres odeurs, puis vint Rhuarc et le reste des siswai’amans et des Vierges, et quatre Asha’man de plus, chacun conduisant par la bride un cheval de remonte pour les quatre premiers, enfin Nurelle et ses Gardes Ailés aux lances ornées de rubans rouges.

Les Mayeners, tout fiers de former l’arrière-garde, riaient et criaient des vantardises aux Cairhienins, les informant de ce qu’ils auraient fait si les shaidos étaient revenus, mais en fait, ils n’étaient pas les derniers. Car en dernier venaient Rand sur le hongre de Kiruna, et Min sur sa jument. Sorilea et Amys marchaient d’un côté du grand noir, Nandera et une demi-douzaine de Vierges de l’autre, et Dashiva conduisait une jument placide sur leurs talons. Le portail disparut en un clin d’œil, et Dashiva cligna des yeux sur l’endroit où il s’était dressé, avec une ombre de sourire, puis grimpa gauchement en selle. Il semblait parler tout seul, mais c’était sans doute parce que son épée s’était prise dans ses jambes et qu’il avait failli tomber. Il n’était pas encore fou.

Une armée couvrait la colline, prête à l’attaque qui, à l’évidence, ne viendrait pas. Petite armée, de quelques milliers d’hommes, mais elle aurait paru assez importante avant que les Aiels ne s’y ajoutent, venant du Rempart du Dragon. Guidant lentement son cheval vers Perrin, Rand scrutait la campagne. Les deux Sagettes le suivaient de près, le surveillant et parlant bas ; Nandera et les Vierges venaient ensuite, surveillant tout le reste. Si Rand avait été un loup, Perrin aurait dit qu’il flairait l’air. Il avait mis le Sceptre du Dragon en travers de sa selle, pointe de lance de deux pieds de long, décorée d’un gland vert et gravée de dragons, et de temps en temps, il le soupesait légèrement dans sa main comme pour ne pas l’oublier.

Quand Rand tira sur les rênes, il scruta le visage de Perrin aussi intensément qu’il avait scruté la campagne.

— Je te fais confiance, dit-il enfin en hochant la tête.

Min s’agita sur sa selle, et il ajouta :

— À toi aussi, Min. Et à toi aussi, Loial.

L’Ogier remua avec embarras, et regarda Perrin, hésitant. Rand balaya le paysage du regard, embrassant les Aiels, les Asha’man et les autres.

— Il y en a si peu à qui je peux me fier, murmura-t-il avec lassitude.

Les odeurs qu’il émettait étaient assez contradictoires pour appartenir à deux hommes : Colère et peur, désespoir et détermination. Et, enchevêtrée avec toutes les autres, lassitude.

Perrin avait envie de lui dire : Garde ta raison. Tiens bon. Mais un sentiment de culpabilité lui fit tenir sa langue. Parce qu’il s’agissait du Dragon Réincarné, il avait envie de le dire, pas à son ami d’enfance. Il voulait que son ami conserve sa raison ; le Dragon Réincarné devait conserver sa raison.

— Mon Seigneur Dragon, cria soudain un Asha’man.

À peine sorti de l’adolescence, il avait des yeux noirs grands comme ceux d’une fille, ni épée ni Dragon à son col, mais un port plein de fierté.