À peine Sorilea eut-elle fini de parler à Rand que ses yeux pivotèrent, pleins d’une fureur à perforer le fer.
— On vous avait dit de rester dans le chariot.
Bera et Kiruna s’arrêtèrent pile, et Alanna faillit les cogner par-derrière.
— On vous a dit de ne pas toucher le Pouvoir Unique sans permission, mais vous avez écouté ce qui se disait ici. Vous allez apprendre à respecter ce que je dis.
Malgré le regard menaçant de Sorilea, les trois femmes demeurèrent immobiles, Bera et Kiruna avec une dignité glaciale, Alanna bouillonnant de défi. Loial roula vers elles ses énormes yeux, puis vers les Sagettes ; ses oreilles étaient maintenant complètement avachies, et ses longs sourcils pendaient sur ses joues. Mal à l’aise, Perrin repassa mentalement ses listes, se demandant jusqu’où les Aes Sedai allaient tenter la chance. Écouter à distance grâce au Pouvoir Unique ! La réaction des Sagettes pourrait leur paraître pire que le coup de gueule de Sorilea. Celle de Rand aussi.
Mais pas cette fois. Rand semblait ne pas les voir. Il regardait à travers Sorilea. Ou peut-être qu’il écoutait quelque chose que personne d’autre ne pouvait entendre.
— Et ceux des Terres Humides ? dit-il enfin. Colavaere a été couronnée reine, non ?
Ce n’était pas vraiment une question.
Sorilea hocha la tête, tâtant du pouce le manche de sa dague, mais sans quitter des yeux les Aes Sedai. Qui était choisi roi ou reine dans les Terres Humides importait peu aux Aiels, surtout aux Cairhienins tueurs d’arbre.
Le cœur de Perrin se glaça. Que Colavaere de la Maison Saighan désirât le Trône du Soleil n’était un secret pour personne ; elle avait commencé à intriguer dans ce but dès l’assassinat de Riatin, avant même que Rand ne se soit déclaré Dragon Réincarné, et elle avait continué à intriguer quand il avait été publiquement connu que Rand destinait ce trône à Elayne. Mais peu savaient qu’elle était une meurtrière, capable de tuer de sang-froid. Et Faile se trouvait dans la cité. Au moins, elle n’était pas seule. Bain et Chiad resteraient près d’elle. C’étaient des Vierges, et ses amies, peut-être ce que les Aiels nomment des presque-sœurs. Elles ne laisseraient personne lui nuire. Mais Colavaere haïssait Rand, et, par extension, toute personne proche de lui. Comme, peut-être, la femme d’un homme qui était l’ami de Rand. Non. Bain et Chiad assureraient sa sécurité.
— C’est une situation délicate.
Kiruna s’approcha de Rand, ignorant Sorilea. Pour une femme aussi frêle, la Sagette avait des yeux comme des marteaux.
— Tout ce que vous faites peut avoir de sérieuses répercussions…
— Qu’est-ce que Colavaere a dit de moi ? demanda Rand à Sorilea, d’un ton trop désinvolte. A-t-elle nui à Berelain ?
C’était à Berelain, la Première de Mayene, que Rand avait confié le gouvernement de Cairhien. Pourquoi ne parlait-il pas de Faile ?
— Berelain sur Paendrag va bien, murmura Sorilea, sans cesser de surveiller les Aes Sedai.
Bien qu’ignorée et réduite au silence, Kiruna restait extérieurement calme, mais le regard qu’elle fixait sur Rand aurait gelé un feu de forge attisé au soufflet. Pour les autres, Sorilea fit signe à Feraighin.
La rousse sursauta et s’éclaircit la gorge ; à l’évidence, elle ne s’attendait pas à ce qu’on lui laisse prononcer un mot. Elle reprit sa dignité comme on enfile un vêtement à la hâte.
— Colavaere Saighan dit que vous êtes allé à Caemlyn, Car’a’carn, ou peut-être à Tear, mais où que vous soyez allé, tous doivent se souvenir que vous êtes le Dragon Réincarné et qu’ils doivent vous obéir.
Feraighin renifla ; le Dragon Réincarné ne faisait pas partie des prophéties aielles, seulement le Car’a’carn.
— Elle dit que vous reviendrez et que vous la confirmerez sur le trône. Elle parle souvent aux chefs, les encourageant à déplacer les lances vers le sud. Pour vous obéir, dit-elle. Elle ne voit pas les Sagettes et n’entend que le vent quand nous parlons.
Cette fois, son reniflement ressemblait beaucoup à celui de Sorilea. Personne ne disait aux chefs de clans ce qu’ils avaient à faire, mais provoquer la colère des Sagettes n’était pas le bon moyen de convaincre les chefs de quoi que ce soit. Pourtant, Perrin trouvait cela logique, du moins la partie de son être qui pouvait penser à autre chose qu’à Faile. Colavaere n’avait sans doute jamais suffisamment prêté attention aux « Sauvages » pour réaliser que les Sagettes ne limitaient pas leurs activités à distribuer des herbes médicinales, mais elle voudrait chasser tous les Aiels de Cairhien. Étant donné les circonstances, la question était de savoir si les chefs l’auraient écoutée. Mais la question de Rand n’était pas évidente.
— Qu’est-il arrivé d’autre dans la cité ? Dites tout ce que vous avez entendu, Feraighin. Peut-être quelque chose qui ne peut sembler important qu’à quelqu’un des Terres Humides.
D’un mouvement dédaigneux, elle rejeta sa crinière rousse en arrière.
— Les gens des Terres Humides sont comme les mouches de sable, Car’a’carn, qui peut savoir ce qu’ils trouvent important ? D’après ce que j’ai entendu, il se passe parfois des choses étranges dans la cité, et aussi dans les tentes. Les gens voient des choses qui ne peuvent pas être, seulement pendant un temps, ce qui ne peut pas être, est. Des hommes, des femmes et des enfants sont morts.
Perrin eut la chair de poule : il savait qu’elle parlait de ce que Rand appelait des « bulles de mal », s’élevant de la prison du Ténébreux comme un brouillard sur un marais fétide, et dérivant le long du Dessin jusqu’à ce qu’elles explosent. Une fois, Perrin avait été pris dans l’une d’elles ; il espérait bien que ça ne lui arriverait plus jamais…
— Si vous parlez de ce que font ceux des Terres Humides, qui a le temps d’observer les mouches de sable ? À moins qu’elles ne piquent. Ce qui me rappelle une chose. Je ne la comprends pas, mais peut-être que vous la comprendrez. Ces mouches de sable piqueront tôt ou tard.
— Quelles mouches de sable ? Celles des Terres Humides ? De quoi parlez-vous ?
En fait de regards impatientés, Feraighin était moins bonne que Sorilea, mais Perrin n’avait jamais vu une Sagette apprécier l’impatience des autres. Pas même le chef des chefs. Relevant le menton, elle resserra son châle sur ses épaules et répondit :
— Il y a trois jours, les tueurs d’arbres Caraline, Damodred et Toram Riatin se sont approchés de la cité. Ils ont lancé une proclamation disant que Colavaere est une usurpatrice, mais ils restent dans leur camp au sud de la ville et ne font rien, à part envoyer quelques hommes dans la cité de temps en temps. Quand ils sont loin de leur camp, un seul algai’d’siswai ou même un gai’shain en mettrait une centaine en fuite. Le dénommé Darlin Sisnera et d’autres Tairens sont arrivés hier par bateau, et se sont joints à eux. Depuis, ils n’arrêtent pas de manger et de boire, comme s’ils fêtaient quelque chose. Les soldats tueurs d’arbres se rassemblent dans la cité sur l’ordre de Colavaere, mais ils surveillent nos tentes plus que les hommes des Terres Humides ou la cité elle-même. Ils observent, et ne font rien. Vous savez peut-être pourquoi, Car’a’carn, mais pas moi, ni Bair ou Magana, ni personne dans les tentes.