Leurs bottes résonnèrent bruyamment dans le silence en traversant l’immense mosaïque du Soleil Levant incrustée dans les dalles bleues devant le trône. Les mains crispées sur ses jupes, Colavaere s’humecta les lèvres, regardant alternativement Rand et les portes derrière lui.
— Vous cherchez les Aes Sedai ? dit Rand, sa voix résonnant en écho.
Il eut un sourire déplaisant.
— Je les ai envoyées au camp des Aiels. Si les Aiels ne parviennent pas à leur enseigner les bonnes manières, c’est que personne ne le pourra.
Un murmure choqué parcourut la salle, puis s’éteint. Pour le nez de Perrin, la peur devint plus forte que les parfums.
Colavaere sursauta.
— Pourquoi devrais-je… ?
Prenant une profonde inspiration, elle se drapa dans sa dignité. Femme d’âge mûr plus que belle, sans un fil gris dans ses cheveux noirs, elle irradiait une présence régalienne qui n’avait rien à voir avec la couronne. Elle était née pour commander ; pour régner, pensait-elle. Et ses yeux calculateurs trahissaient une intelligence implacable.
— Mon Seigneur Dragon, dit-elle, avec une révérence si profonde qu’elle en était presque caricaturale, bienvenue pour votre retour. Cairhien vous souhaite la bienvenue pour votre retour.
Cela dit de telle façon qu’elle sembla se répéter.
Rand gravit lentement les marches du dais. Min se prépara à le suivre, puis se ravisa et croisa les bras. Perrin suivit, pour se rapprocher de Faile, mais seulement jusqu’à mi-chemin. Le regard de Faile l’arrêta. Un regard aussi inquisiteur que celui de Colavaere. Fixé sur lui et sur Rand. Perrin aurait voulu sentir son odeur. Pas pour découvrir ceci ou cela, seulement pour la sentir, elle. Les vagues de parfums et de peur étaient trop fortes. Pourquoi ne parlait-elle pas ? Pourquoi n’approchait-elle pas de lui ? Pourquoi ne souriait-elle pas ? Juste un sourire.
Colavaere se raidit imperceptiblement, mais pas plus. Sa tête n’arrivait pas plus haut que la poitrine de Rand, mais avec la tour de ses cheveux, elle était aussi grande que lui. Les yeux de Rand se détachèrent de son visage et se portèrent sur les femmes alignées de chaque côté du trône. Peut-être s’attarda-t-il sur Faile. Perrin n’en fut pas sûr.
Rand posa la main sur un accoudoir du Trône du Soleil.
— Vous savez que je le destine à Elayne Trakand, dit-il d’un ton égal.
— Mon Seigneur Dragon, répondit Colavaere, suave, Cairhien est resté trop longtemps sans souverain. Sans souverain cairhienin. Vous avez dit vous-même que vous ne vous intéressiez pas au Trône du Soleil pour vous-même. Elayne Trakand aurait pu y faire valoir ses droits si elle était vivante, remarqua-t-elle, écartant cette possibilité d’un petit geste désinvolte. Mais d’après la rumeur, elle est morte, comme sa mère.
Chose dangereuse à dire. Bien des rumeurs affirmaient que Rand avait tué la mère et la fille. Cette femme n’était pas une lâche.
— Elayne est vivante, dit Rand d’un ton définitif.
Mais ses yeux flamboyaient, et Perrin n’avait pas besoin de son nez pour reconnaître la rage violemment réprimée.
— Elle aura les couronnes d’Andor et de Cairhien.
— Mon Seigneur Dragon, ce qui est fait ne peut pas être défait. Si je vous ai offensé…
Malgré sa dignité et son courage, Colavaere dut faire un effort visible pour ne pas broncher quand Rand tendit la main et saisit la Couronne du Soleil. Craquement sec du métal qui se casse, et la couronne se tordit, dérangeant à peine la tour de boucles quand Rand la tira à lui, puis elle reprit lentement sa forme. Quelques diamants jaunes sautèrent de leur monture et tombèrent, il leva dans sa main rare de métal, puis le recourba lentement sur lui-même jusqu’à ce que les deux extrémités se touchent et… Peut-être les Asha’man virent-ils ce qu’il faisait, ou le comprirent, mais pour Perrin, un instant la couronne était cassée, et l’instant suivant elle était intacte. Pas un noble n’émit un son, ni même ne bougea ; Perrin se dit qu’ils avaient peur, eux aussi. Pour son nez, l’odeur de la terreur aveugle dominait maintenant toutes les autres. Elle ne frémissait pas ; elle tressautait follement.
— Tout ce qui peut être fait peut aussi être défait, dit doucement Rand.
Colavaere devint livide. Les quelques mèches échappées de sa coiffure lui donnèrent l’air paniqué. Déglutissant avec effort, elle ouvrit la bouche deux fois avant d’émettre un son.
— Mon Seigneur Dragon…
Ce n’était qu’un murmure oppressé, mais sa voix se raffermit en parlant. Et se nuança de désespoir. Elle semblait avoir oublié l’assistance.
— J’ai suivi votre politique. J’ai conservé les lois que vous avez faites. Même celles qui sont contraires aux anciennes lois de Cairhien, à toutes les coutumes.
Elle pensait sans doute à celles permettant à un noble de tuer impunément un paysan ou un artisan.
— Mon Seigneur Dragon, le Trône du Soleil est à vous, c’est à vous qu’il appartient de l’attribuer. Je… je sais cela. Je… j’ai eu tort de le prendre sans votre accord. Mais j’ai des droits sur lui, de par la naissance et le sang. Si je dois le tenir de votre main, alors, donnez-le-moi. J’ai des droits sur lui !
Rand se contenta de la regarder sans rien dire. Il semblait écouter, mais pas elle.
Perrin s’éclaircit la gorge. Pourquoi faisait-il traîner la situation en longueur ? Tout s’était bien passé. S’il y avait autre chose à faire, qu’il le fasse. Alors, il emmènerait Faile quelque part où ils pourraient parler.
— Aviez-vous le droit d’assassiner le Seigneur Maringil et le Haut Seigneur Meilan ? demanda Perrin.
Dans son esprit, la culpabilité de Colavaere ne faisait aucun doute ; ils avaient été ses plus grands rivaux pour le trône. Ou du moins le croyaient-ils, elle et eux. Pourquoi Rand ne faisait-il rien ? Il savait tout cela.
— Où est Berelain ?
Avant même que le mot ne soit sorti de sa bouche, il aurait voulu le rattraper. Faile, le visage aussi impassible que l’exigeaient les convenances, se contenta de le regarder, mais ce regard aurait mis le feu à de l’eau. « Une femme jalouse est comme un nid de guêpes dans ton lit », disait le proverbe. Qu’on se contorsionne comme on veut, on est toujours piqué.
— Vous osez m’accuser de crimes si vils ? s’écria Colavaere. Il n’y a pas de preuves. Il ne peut pas y avoir de preuves. Parce que je suis innocente !
Brusquement, elle sembla se rappeler où elle était, se rappeler les nobles tassés épaule contre épaule au milieu des colonnes, qui observaient et écoutaient. Quoi qu’on pût dire d’elle, elle avait du courage. Se redressant, elle fit de son mieux pour regarder Rand dans les yeux sans trop renverser la tête en arrière.
— Mon Seigneur Dragon, il y a neuf jours, au lever du soleil, j’ai été couronnée Reine de Cairhien, selon les lois et les usages en vigueur. Je respecterai le serment d’allégeance que je vous ai prêté, mais je suis Reine de Cairhien.
Rand se contenta de la regarder, muet. Et troublé, aurait dit Perrin.
— Mon Seigneur Dragon, je suis Reine, à moins que vous ne vouliez piétiner toutes nos lois.
Rand continua à se taire, la regardant sans ciller.
Pourquoi ne met-il pas fin à cette situation ? se demanda Perrin.
— Les accusations portées contre moi sont fausses. Complètement folles !
Toujours ce regard silencieux pour toute réponse.
Colavaere tourna la tête, mal à l’aise.
— Annoura, conseillez-moi. Avancez, Annoura ! Conseillez-moi !