Perrin crut qu’elle parlait à l’une des femmes proches de Faile, mais celle qui sortit de derrière le trône ne portait pas la jupe rayée des dames d’honneur. Un large visage à la bouche mince et au nez en bec d’aigle regarda Rand sous une douzaine de longues tresses. Un visage sans âge. À la surprise de Perrin, Havien émit un bruit de gorge et sourit jusqu’aux oreilles. Pour sa part, il avait la chair de poule.
— Je ne peux pas, Colavaere, dit l’Aes Sedai avec l’accent tarabonais, ajustant son châle frangé de gris. Je crains que vous ne vous soyez abusée sur ma relation avec vous.
Prenant une profonde inspiration, elle ajouta :
— Cela… cela n’est pas nécessaire, Maître al’Thor.
Sa voix se troubla un instant.
— Ou mon Seigneur Dragon, si vous préférez. Je vous assure que je ne nourris aucun ressentiment envers vous. Sinon, je vous aurais frappé avant que vous n’ayez connu ma présence.
— Dans ce cas, c’est vous qui seriez peut-être morte, dit Rand, d’un ton dur comme l’acier, froid comme la glace, mais qui parut doux comparé à son expression. Je ne suis pas votre protecteur, Aes Sedai. Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous là ? Répondez ! Je n’ai guère de patience pour… pour vos pareilles. À moins que je ne vous fasse interner au camp des Aiels. Je parie que les Sagettes sauraient vous faire parler.
Cette Annoura avait l’esprit vif. Elle darda les yeux sur Aram, puis sur les Asha’man, debout dans l’aile, en tuniques noires, le visage sec alors que tous, à part elle et Rand, luisaient de sueur. Le jeune Jahar l’observait comme un faucon observe un lapin. Incongru, Loial se dressait au milieu d’eux, sa hache sur l’épaule. D’une main énorme il tenait contre sa poitrine un livre ouvert et un encrier ; de l’autre, il griffonnait aussi vite qu’il pouvait tremper dans l’encre une plume grosse comme le pouce de Perrin. Il prenait des notes. Ici !
Les nobles entendirent Rand aussi bien qu’Annoura. Jusque-là, ils observaient les Vierges, mal à l’aise ; maintenant, ils reculèrent à l’écart des Asha’man, tassés comme harengs en caque. Ici et là, quelques-uns s’évanouirent, maintenus debout par la presse.
Frissonnante, Annoura ajusta son châle, et retrouva le célèbre calme des Aes Sedai.
— Je suis Annoura Larisen, mon Seigneur Dragon. Des Ajahs Grises.
Rien en elle ne donnait à penser qu’elle avait érigé ses barrières mentales, et en présence d’hommes capables de canaliser. Elle sembla lui faire une faveur en répondant :
— Je suis la conseillère de Berelain, Première de Mayene.
Ainsi, voilà pourquoi Havien souriait comme un benêt ; il avait reconnu cette femme. Perrin n’avait pas du tout envie de sourire.
— Cela est resté secret, comprenez-vous, poursuivit-elle, à cause de l’attitude de Tear envers Mayene et envers les Aes Sedai, mais je crois que le temps des secrets est passé, n’est-ce pas ?
Annoura se tourna vers Colavaere, et sa bouche se raffermit.
— Pensez ce que vous voulez, mais une Aes Sedai ne devient pas conseillère simplement parce quelqu’un lui dit qu’elle l’est. Et surtout quand elle conseille déjà quelqu’un d’autre.
— Si Berelain confirme vos paroles, dit Rand, je vous confierai à sa garde.
Regardant la couronne, il sembla réaliser pour la première fois qu’il tenait toujours cet assemblage d’or et de gemmes. Très doucement, il la posa sur les coussins de soie du Trône du Soleil.
— Je ne pense pas que toutes les Aes Sedai soient mes ennemies, pas tout à fait, mais je ne veux pas qu’on complote contre moi, et je ne veux plus être manipulé. C’est à vous de choisir, Annoura, mais si vous faites le mauvais choix, vous irez chez les Sagettes. Si vous vivez assez longtemps. Je n’entraverai pas l’action des Asha’man, et une erreur pourrait vous coûter cher.
— Les Asha’man, dit Annoura avec calme. Je comprends. Mais elle s’humecta les lèvres.
— Mon Seigneur Dragon, Colavaere projetait de renier son serment d’allégeance.
Perrin avait souhaité si fort que Faile parle, qu’il sursauta quand elle prit la parole, sortant du rang des dames d’honneur. Choisissant ses mots avec soin, elle affronta la prétendue reine comme un aigle fondant sur sa proie. Par la Lumière, qu’elle était belle !
— Colavaere a juré de vous obéir en tout, et de faire respecter vos lois, mais elle a fait des plans pour débarrasser Cairhien des Aiels, les envoyer dans le Sud et tout rétablir comme avant votre venue. Elle a dit aussi que si vous reveniez, vous n’oseriez pas changer ce qu’elle aurait fait. La femme à qui elle a dit cela, Maire, faisait partie de ses dames d’honneur. Elle a disparu après m’avoir confié ces paroles. Je n’ai pas de preuve, mais je suis persuadée qu’elle est morte. Je crois que Colavaere regrettait d’avoir trop dévoilé sa pensée, et trop tôt.
Dobraine gravit les marches du Trône, son casque sous le bras, le visage dur et froid comme du fer.
— Colavaere Saighan, déclara-t-il d’une voix solennelle qui porta jusqu’au fond de la Grande Salle, sur mon âme immortelle, en présence de la Lumière, moi, Dobraine, Haut Siège de la Maison Taborwin, je vous accuse de trahison, dont le châtiment est la mort.
Rand renversa la tête en arrière, les yeux clos. Ses lèvres remuèrent légèrement, mais Perrin sut que seuls lui et Rand entendirent ce qu’il disait.
— Non, je ne peux pas. Je ne le ferai pas.
Maintenant, Perrin comprenait pourquoi Rand faisait traîner les choses en longueur. Il cherchait une échappatoire. Perrin aurait bien voulu en voir une.
Colavaere n’entendit pas, mais elle cherchait une échappatoire, elle aussi. Elle regarda autour d’elle, hagarde, le Trône du Soleil, ses autres dames d’honneur, les nobles assemblés, comme s’ils allaient s’avancer pour la défendre. Ils auraient aussi bien pu avoir les pieds scellés par terre dans du ciment ; elle vit une mer de visages suants, soigneusement inexpressifs, levés vers elle ; tous les yeux évitèrent les siens. Certains regards se tournèrent vers les Asha’man, mais pas trop ouvertement. L’espace déjà considérable séparant les Asha’man et les nobles, s’élargit encore.
— Mensonges ! siffla-t-elle, les mains crispées sur ses jupes. Rien que mensonges ! Espèce de serpent…
Elle fit un pas vers Faile. Rand tendit le bras entre elles, mais Colavaere sembla ne pas le voir, et Faile parut regretter son geste. Quiconque s’attaquait à elle aurait une mauvaise surprise.
— Faile ne ment pas ! gronda Perrin.
Enfin, pas sur un sujet pareil.
Une fois de plus, Colavaere se ressaisit. Elle se redressa de toute sa petite taille. Perrin l’admira presque. Malgré ce qui était arrivé à Meilan, Maringil, à cette Maire et la Lumière seule savait à combien d’autres.
— Je demande justice, mon Seigneur Dragon, dit-elle d’une voix calme, imposante, royale. Il n’y a aucune preuve de ces… ordures. Prétendre que quelqu’un qui n’est plus à Cairhien a répété des paroles que je n’ai jamais prononcées ? Je demande la justice du Seigneur Dragon. Selon vos propres lois, il doit y avoir des preuves.
— Comment savez-vous que Maire n’est plus à Cairhien ? demanda Dobraine. Où est-elle ?
— Je suppose qu’elle est partie, dit-elle, s’adressant à Rand. Maire a quitté mon service, et je l’ai remplacée par Reale, ici présente, précisa-t-elle, montrant la troisième femme sur sa gauche. Je n’ai aucune idée du lieu où elle se trouve. Amenez-la si elle est dans la cité, et qu’elle me répète en face ces accusations ridicules. Je lui ferai ravaler ses mensonges.
Faile lui lançait des regards meurtriers. Perrin espéra qu’elle n’allait pas sortir une de ces dagues qu’elle cachait sur elle ; elle en avait l’habitude quand elle était furieuse.
Annoura s’éclaircit la gorge. Elle avait scruté le visage de Rand trop intensément au goût de Perrin. Soudain, elle lui rappela Vérine, avec cet air d’oiseau observant un ver de terre.