— Puis-je parler, Maître… euh… mon Seigneur Dragon ?
Il hocha sèchement la tête, et elle reprit, ajustant son châle :
— Je ne sais rien de la jeune Maire, sauf qu’un matin elle était là, et qu’à la nuit, elle était introuvable, et que personne ne savait où elle était allée. Mais en ce qui concerne le Seigneur Maringil et le Haut Seigneur Meilan, c’est une autre histoire. Première de Mayene, Berelain avait amené avec elle deux des meilleurs preneurs de larrons qui soient, spécialistes des crimes. Ils avaient conduit devant moi deux des hommes qui avaient attaqué le Haut Seigneur Meilan dans la rue, mais tous deux jurent qu’ils lui ont juste tenu les bras pendant que d’autres le poignardaient. Ils m’ont aussi amené la servante qui a versé le poison dans le vin épicé que le Seigneur Maringil aimait boire avant de se coucher. Elle aussi clame son innocence ; sa mère infirme serait morte, et elle aussi, si le Seigneur Maringil avait vécu. C’est ce qu’elle dit, et dans son cas, je crois que c’est la vérité. Le réconfort qu’elle a éprouvé après son aveu n’était pas feint, à mon avis. Les deux hommes et la femme sont d’accord sur ce point : leurs ordres venaient de la bouche même de Dame Colavaere.
À chaque mot, Colavaere perdait un peu plus de son arrogance ; elle était toujours debout, mais on pouvait se demander comment, car elle semblait fiasque comme une poupée de chiffon.
— Ils juraient, marmonna-t-elle à l’adresse de Rand. Ils juraient que vous ne reviendriez jamais.
Trop tard, elle plaqua ses mains sur sa bouche, les yeux exorbités. Perrin aurait bien voulu ne pas entendre les sons qui sortaient de sa gorge ; personne n’aurait dû émettre des bruits pareils.
— Trahison et meurtre, dit Dobraine d’un ton satisfait.
Les cris et gémissements de la reine le laissaient indifférent.
— Le châtiment est le même, mon Seigneur Dragon. La mort. Sauf que d’après votre nouvelle loi, pour le meurtre, c’est la pendaison.
Pour une raison inconnue, Rand regarda Min. Elle lui rendit son regard, profondément triste. Pas pour Colavaere. Pour Rand. Perrin se demanda si elle avait eu une vision.
— Je… je demande le bourreau, parvint à balbutier Colavaere d’une voix étranglée.
Son visage s’affaissa. Elle avait vieilli d’un seul coup, et ses yeux exprimaient une terreur folle. Mais n’ayant plus rien à perdre, elle luttait encore, pour sauver la face.
— C’est… c’est mon droit. Je ne serai pas… pendue comme une roturière !
Comme en proie à des sentiments conflictuels, Rand secouait la tête à sa façon si inquiétante. Quand il parla enfin, ses paroles furent froides comme l’hiver, dures comme l’étau du forgeron.
— Colavaere Saighan, je vous dépouille de vos titres, dit-il d’un ton implacable. Je vous dépouille de vos terres, biens et domaines, de tout, à part la robe que vous portez. Possédez-vous – possédiez-vous une ferme ? Une petite ferme ?
Chaque phrase était accablante pour elle ; elle chancela sur ses pieds comme une ivrogne, articulant sans parler le mot « ferme » comme si elle l’entendait pour la première fois. Annoura, Faile et tous les autres regardèrent Rand avec étonnement, curiosité, ou les deux. Perrin comme tout le monde. Une ferme ? Le silence avait toujours régné dans la Grande Salle, mais il semblait maintenant que personne ne respirait plus.
— Dobraine, possédait-elle une petite ferme ?
— Elle possède… possédait de nombreuses fermes, mon Seigneur Dragon, répondit lentement le Cairhienin.
À l’évidence, il comprenait mieux que Perrin de quoi il retournait.
— La plupart sont grandes. Mais les terres proches du Rempart du Dragon ont toujours été divisées en petites parcelles. Et tous les paysans les ont abandonnées pendant la Guerre des Aiels.
Rand hocha la tête.
— Il est temps de changer tout ça. Trop de terres restent en friche depuis trop longtemps. Je veux qu’on y réinstalle des cultivateurs. Dobraine, je vous charge de trouver laquelle est la plus petite de toutes les fermes que possédait Colavaere près du Rempart du Dragon. Colavaere, je vous exile dans cette ferme. Dobraine veillera à ce que vous ayez tout ce qu’il faut pour labourer les champs. Et il vous enverra des gardes afin que vous ne vous en éloigniez pas à plus d’un jour de marche jusqu’à la fin de vos jours. Veillez-y, Dobraine. Je veux qu’elle se mette en route dans la semaine.
Un Dobraine déconcerté mit un moment avant de hocher la tête. Perrin perçut les murmures de l’assemblée derrière lui. C’était sans précédent. Personne ne comprenait pourquoi elle ne mourrait pas. Et le reste ! Des domaines avaient été confisqués avant, mais jamais tous, jamais on n’avait dépouillé les gens de leur noblesse. Des nobles avaient été exilés, parfois à vie, mais jamais dans une ferme.
La réaction de Colavaere fut immédiate. Les yeux révulsés, elle s’effondra, s’affaissant à la renverse.
Perrin s’élança pour la rattraper, mais quelqu’un le précéda. Avant qu’il ait fait un pas, sa chute s’interrompit en l’air, en travers des marches du trône. Lentement, sa forme inconsciente s’éleva, se retourna, et se posa doucement devant le Trône du Soleil. Rand. Perrin était certain que les Asha’man l’auraient laissée tomber.
Annoura fit claquer sa langue.
Elle ne semblait pas surprise, ni perturbée, sauf qu’elle frottait nerveusement ses doigts.
— Je crois qu’elle aurait préféré le bourreau. Je veillerai sur elle, si votre homme… votre Asha’man…
— Son sort ne vous concerne pas, dit Rand, bourru. Elle est vivante et… elle est vivante.
Il prit une longue inspiration saccadée. Min fut à son côté avant l’expiration. Elle resta debout près de lui, pourtant elle semblait avoir envie d’en faire plus. Lentement, le visage de Rand se raffermit.
— Annoura, conduisez-moi auprès de Berelain. Lâchez-la, Jahar ; elle ne causera pas de problème. Pas alors qu’elle est seule et que nous sommes neuf. Je veux découvrir ce qui s’est passé pendant mon absence, Annoura. Et pourquoi Berelain vous a fait venir ici derrière mon dos. Non, ne dites rien. Je veux l’entendre d’elle-même. Perrin, je sais que tu veux passer un moment avec Faile. Je…
Rand balaya lentement la salle du regard, avec tous les nobles qui attendaient en silence. Devant ses yeux, aucun n’osa bouger un muscle. L’odeur de la peur dominait de loin toutes les autres, et tous se convulsaient intérieurement. À part les Chasseurs, chacun lui avait prêté le même serment que Colavaere. Peut-être que la simple présence à cette assemblée était une trahison. Perrin ne savait pas.
— Cette audience est terminée, dit Rand. Je pardonnerai à quiconque s’en ira immédiatement.
Ceux qui étaient devant le trône, les plus grands seigneurs, les plus puissants, se dirigèrent vers les portes sans trop de hâte, évitant les Vierges et les Asha’man présents dans les ailes, pendant que les autres attendaient leur tour. Mais tous devaient ruminer les paroles de Rand. Que voulait-il dire exactement par « immédiatement » ? Les pas se précipitèrent, les jupes se retroussèrent. Les Chasseurs les plus proches des portes se glissèrent dehors, d’abord un par un, puis en un flot continu ; ce que voyant, les petits nobles de Cairhien et de Tairen détalèrent devant la haute noblesse. En quelques instants, une masse grouillante se bouscula devant les portes, hommes et femmes poussant et jouant des coudes pour sortir. Personne ne regarda en arrière la femme étendue devant le trône qu’elle avait occupé si brièvement.
6
Anciennes peurs, nouvelles peurs
Naturellement, Rand traversa la masse grouillante sans difficulté. Peut-être à cause de la présence des Vierges et des Asha’man, ou peut-être parce que Rand ou l’un des hommes en noir fit appel au Pouvoir Unique, mais la foule s’écarta devant lui, et il avança avec Min à son bras, suivi d’une morose Annoura qui tentait de lui parler, et de Loial, s’efforçant toujours avec quelque difficulté d’écrire son livre et de porter sa hache. Faile et Perrin se contemplaient en silence, et ce faisant, manquèrent l’occasion de sortir avant que la foule ne se referme derrière eux.