D’abord, elle ne dit rien, et lui non plus, pas ce qu’il avait envie de dire, pas avec Aram qui les regardait comme un bon toutou en adoration. Et Dobraine, qui observait la femme inconsciente confiée à ses soins. Personne d’autre ne demeurait sous le dais. Havien était parti avec Rand pour aller trouver Berelain, et dès la sortie de Rand, les autres dames d’honneur avaient détalé vers les portes, sans un regard pour Faile et Perrin. Ou Colavaere. Elles retroussèrent simplement leurs jupes rayées et filèrent. Grognements et jurons résonnaient dans la foule. Même après le départ de Rand, tous avaient envie d’être ailleurs, et tout de suite. Peut-être croyaient-ils que Perrin restait pour les observer et faire son rapport, mais s’ils avaient jeté un coup d’œil en arrière, ils auraient vu qu’il ne les regardait pas.
Il prit la main de Faile et respira son odeur. Si proche d’elle, les parfums persistant dans la salle ne comptaient plus. Tout le reste pouvait attendre. Un éventail rouge apparut dans sa main, et avant qu’elle ne l’ouvre pour se rafraîchir, elle toucha sa joue, puis celle de Perrin. Il existait tout un langage de l’éventail dans sa Saldaea natale. Elle lui en avait enseigné les rudiments. Il aurait bien voulu savoir ce que signifiait ce contact de l’éventail sur la joue. Ce devait être plutôt de bon augure. En revanche, son odeur avait une note piquante qu’il connaissait trop bien.
— Il aurait dû l’envoyer à l’échafaud, grommela Dobraine, et Perrin haussa les épaules, mal à l’aise.
Dobraine voulait-il dire que la loi imposait l’exécution, ou qu’une exécution aurait été plus miséricordieuse ? À son ton, ce n’était pas clair. Dobraine ne comprenait pas. Avant qu’il comprenne, il pousserait des ailes à Rand.
Le mouvement de l’éventail ralentit, et Faile regarda Dobraine du coin de l’œil par-dessus la dentelle rouge.
— La mort de Colavaere serait mieux pour tout le monde. C’est le châtiment légal. Qu’allez-vous faire, Seigneur Dobraine ?
En coin ou non, le regard s’arrangeait pour être très direct, et très significatif.
Perrin fronça les sourcils. Pas un mot pour lui, et des questions pour Dobraine ? Et il y avait cette nuance de jalousie dans son odeur ! Il soupira.
En retour, Dobraine la regarda droit dans les yeux, accrochant ses pouces dans son ceinturon.
— Ce qu’on m’a ordonné. Je respecte mes serments, Dame Faile.
Plus vif que la pensée, l’éventail se déploya et se referma d’un coup sec.
— Il envoie vraiment les Aes Sedai chez les Aiels ? Comme prisonnières ? dit-elle, incrédule.
— Certaines, Dame Faile.
Dobraine hésita, puis reprit :
— Certaines lui ont juré allégeance à genoux. Je l’ai vu de mes propres yeux. Elles ont rejoint les Aiels, c’est vrai, mais je ne crois pas qu’on puisse dire qu’elles sont prisonnières.
— Je l’ai vu aussi, noble Dame, dit Aram, toujours sur les marches, et il sourit jusqu’aux oreilles quand elle le regarda.
La dentelle rouge papillota. Elle semblait manœuvrer son éventail presque machinalement.
— Vous avez vu cela tous les deux.
Le soulagement détectable dans sa voix – et dans son odeur – fut si fort que Perrin la fixa, médusé.
— Que croyiez-vous donc, Faile ? Pourquoi Rand aurait-il menti, alors que tout le monde pourra savoir la vérité dès demain ?
Au lieu de répondre tout de suite, elle fronça les sourcils sur Colavaere.
— Elle est toujours inconsciente ? Non que cela ait de l’importance, je suppose. Elle en sait plus que je ne peux le dire ici. Tout ce que nous avions travaillé si dur à cacher. Ça aussi, elle l’avait dit à Maire par inadvertance. Elle en sait trop.
Du pouce, Dobraine souleva une paupière de Colavaere, sans trop de ménagement.
— Comme assommée par une masse d’armes. Dommage qu’elle ne se soit pas cassé le cou sur les marches. Mais elle partira en exil et apprendra à vivre en fermière.
Une brève et légère bouffée odorante émanant de Faile exprima le mécontentement.
Brusquement, Perrin comprit ce que sa femme proposait de façon si indirecte ; et que Dobraine refusait, tout aussi indirectement. Il en eut la chair de poule. Dès le début, il avait su qu’il épousait une femme dangereuse. Mais il ne savait pas à quel point. Aram fixait Colavaere, avançant les lèvres en une moue sombre et pensive. Il ferait n’importe quoi pour Faile.
— Je ne crois pas que Rand apprécierait que quelque chose l’empêche d’arriver à la ferme, dit Perrin avec fermeté, lorgnant tour à tour Faile et Aram. Je n’apprécierais pas non plus.
Il était assez fier de lui. Il savait s’exprimer à demi-mot, tout comme eux.
Aram baissa la tête – il comprenait – mais Faile prit l’air innocent au-dessus de l’éventail frémissant, comme si elle ne voyait pas de quoi il parlait. Soudain, il réalisa que toutes les odeurs de peur ne venaient pas des gens se bousculant à la porte. Une mince volute de crainte émanait de Faile. Crainte maîtrisée, certes, mais bien réelle.
— Qu’est-ce qu’il y a, Faile ? Par la Lumière, on dirait que c’est Coiren et sa bande qui ont gagné, au lieu…
Elle ne changea pas d’expression, mais l’odeur de peur s’accusa.
— C’est pour ça que tu n’as rien dit jusqu’à maintenant ? demanda-t-il doucement. Tu avais peur que nous ne revenions en marionnettes, dont les autres auraient tiré les ficelles ?
Elle regarda la foule qui diminuait rapidement de l’autre côté de la Grande Salle. Le noble le plus proche était loin, et tous faisaient beaucoup de bruit, mais elle baissa quand même la voix.
— Les Aes Sedai peuvent faire ce genre de chose, paraît-il. Mon mari, personne ne sait mieux que moi que même une Aes Sedai aurait du mal à te faire danser comme une marionnette, encore plus que manipuler un homme qui est juste le Dragon Réincarné, mais quand tu es entré dans cette salle, j’ai eu plus peur qu’à aucun moment depuis ton départ.
Au début de ce discours, l’amusement fut perceptible, en petites bulles qui lui chatouillèrent le nez, affection chaleureuse et amour, son odeur propre, forte et pure, mais qui s’estompa vers la fin, ne laissant derrière elle que cette mince volute tremblotante de crainte.
— Par la Lumière, c’est vrai, Faile. Tout ce qu’a dit Rand. Tu as entendu Dobraine, et Aram.
Elle sourit, hocha la tête et s’éventa. Mais la volute de peur titillait encore ses narines. Par le sang et les cendres, qu’est-ce qu’il faut dire pour la convaincre ?
— Serais-tu convaincue s’il disait à Vérine de danser le sa’sara ? Elle le fera s’il le lui ordonne.
Il voulait plaisanter. Il savait simplement que c’était une danse scandaleuse, et que Faile avait avoué un jour qu’elle savait la danser, même si elle l’avait nié récemment. Il avait voulu plaisanter, mais elle referma son éventail et tapota son poignet. Ce geste-là, il savait ce qu’il voulait dire. Je réfléchirai sérieusement à ta suggestion.
— Je ne sais pas ce qu’il faudrait faire, Perrin, dit-elle en frissonnant. Y a-t-il quelque chose qu’une Aes Sedai ne ferait pas, ou ne supporterait pas, sur ordre de la Tour Blanche ? J’ai appris mon histoire, et on m’a enseigné à lire entre les lignes. Mashera Donavelle a donné sept enfants à un homme qu’elle haïssait, quoi qu’en disent les histoires, et Isebaille Tobanyi livra les frères qu’elle aimait à leurs ennemis, et le trône de l’Arad Doman avec eux, et Jestian Redhill.
De nouveau, elle frissonna, mais plus fort.