— Et je croyais que j’étais censé rester près de toi.
C’était ce que Min avait dit, après l’une de ses visions. Perrin devait être là à deux reprises, ou Rand irait au désastre. La première, c’était aux Sources de Dumaï, mais il y en avait une autre à venir.
— Nous devons tous prendre des risques, dit Rand d’une voix très calme.
Et très dure. De nouveau, Min passa la tête par la porte, avec l’air de vouloir le rejoindre, mais elle regarda Faile et resta dehors.
— Rand, les Aes Sedai…
Un homme intelligent ne soulèverait sans doute pas la question. Mais il n’avait jamais prétendu être très intelligent.
— Les Sagettes sont prêtes à les écorcher vives, ou presque. Tu ne peux pas les laisser leur faire du mal, Rand.
Dans le couloir, Suline se retourna pour l’observer depuis le seuil.
L’homme qu’il croyait connaître éclata de rire, d’un rire catarrheux.
— Nous devons tous prendre des risques, répéta-t-il.
— Je ne laisserai personne leur faire du mal, Rand.
Un regard bleu glacial rencontra le sien.
— Non ?
— Non, répondit Perrin d’une voix égale.
Et il ne recula pas devant ce regard.
— Elles sont prisonnières et ne menacent personne. Ce sont des femmes.
— Ce sont des Aes Sedai.
On aurait dit la voix d’Aram aux Sources de Dumaï, et Perrin en eut le souffle coupé.
— Rand…
— Je fais ce que j’ai à faire, Perrin.
Un instant, il redevint le Rand d’autrefois, qui n’aimait pas ce qui se passait. Un instant, il parut mortellement fatigué. Un instant seulement. Puis il redevint le nouveau Rand, dur à rayer l’acier.
— Je ne ferai aucun mal à toute Aes Sedai qui ne le méritera pas, Perrin. Je ne peux pas te promettre davantage. Comme tu ne veux pas de l’armée, je peux t’utiliser ailleurs. En fait, c’est aussi bien. Je voudrais t’accorder plus d’un jour ou deux de repos, mais je ne peux pas. Le temps presse. Le temps presse, et nous devons faire ce que nous avons à faire. Pardonne-moi de vous avoir interrompus.
Il esquissa une révérence, une main sur la poignée de son épée.
— Faile.
Perrin voulut le prendre par le bras, mais il sortit, claquant la porte derrière lui avant que Perrin n’ait eu le temps de bouger. Rand n’était plus vraiment Rand, semblait-il. Un jour ou deux ? Par la Lumière, où Rand avait-il l’intention de l’envoyer, sinon à l’armée qui se rassemblait dans les Plaines de Maredo ?
— Mon mari, tu as le courage de trois hommes, dit Faile en un souffle. Et le jugement d’un enfant en lisière. Pourquoi faut-il que, plus un homme a de courage, moins il a de bon sens ?
Perrin émit un grognement indigné. Il s’abstint prudemment de parler des femmes qui se mettent en tête d’espionner des meurtrières, lesquels savent presque certainement qu’elles sont espionnées. Les femmes se vantaient toujours d’être très logiques comparées aux hommes, mais pour sa part, il n’avait pas souvent vu cette logique à l’œuvre.
— Enfin, peut-être que je ne désire pas vraiment entendre la réponse, même si tu la connais.
Étirant les bras au-dessus de sa tête, elle eut un rire de gorge.
— Et puis, je ne veux pas le laisser gâcher notre soirée. Je me sens toujours aussi effrontée qu’une fille de ferme à… Pourquoi ris-tu ? Arrête de te moquer de moi, Perrin t’Bashere Aybara ! Arrête, te dis-je, espèce de lourdaud ! Si tu ne…
La seule façon de la faire taire était de l’embrasser. Dans ses bras, il oublia Rand, les Aes Sedai et les batailles. Où était Faile, là était son foyer.
7
Pièges et écueils
Rand sentait le Sceptre du Dragon dans sa main, sentait chaque ligne du Dragon gravée sur sa paume marquée au fer rouge du héron, aussi nettement que s’il passait les doigts dessus, et pourtant, cette main lui paraissait celle d’un autre. Si une lame la sectionnait, il souffrirait mais continuerait. Ce serait la souffrance d’un autre.
Il flottait dans le Néant, entouré d’un vide inexprimable, et le saidin l’emplissait, s’efforçant de le réduire en poudre sous un froid glacial, et par une chaleur où la pierre pouvait exploser en flammes, apportant la souillure du Ténébreux dans son flot, forçant la corruption à pénétrer sa moelle. Dans son âme, il craignait quelque chose. Cela ne provoquait pas chez lui une nausée aussi forte qu’auparavant, mais il avait encore plus peur. Et mêlée à ces torrents de feu, de glace et d’ordure – la vie. C’était le mot le plus juste. Le saidin essayait de le détruire. Le saidin l’emplissait de vitalité. Le saidin menaçait de l’enterrer, et l’aguichait à la fois. La guerre pour la survie, la lutte pour éviter d’être consumé, magnifiait la pure joie de vivre. Si douce, malgré la turpitude. Que serait-ce dans la pureté ? Cela dépassait l’imagination. Il voulait en tirer davantage, en tirer tout ce qu’il pouvait.
Là résidait la tentation fatale. La moindre erreur, et une cautérisation fulgurante le priverait à jamais de la capacité de canaliser, s’il n’était pas simplement détruit sur-le-champ, peut-être avec tout son entourage. Ce n’était pas folie que de se concentrer sur la lutte pour l’existence ; cela s’apparentait à traverser sur un fil, les yeux bandés, une fosse pleine de pieux acérés, en proie à une impression de vie si intense qu’y renoncer aurait été se résigner à un monde décoloré. Ce n’était pas folie.
Ses pensées tourbillonnaient au rythme de sa danse avec le saidin, glissaient à travers le Néant. Annoura le contemplait, de son regard d’Aes Sedai. À quoi jouait Berelain ? Elle n’avait jamais parlé d’une conseillère Aes Sedai. Et les autres Aes Sedai de Cairhien. D’où venaient-elles, et pourquoi ? Les rebelles hors de la cité. Qu’est-ce qui les avait enhardies ? Quelles étaient leurs intentions maintenant ? Comment pouvait-il les stopper ou les utiliser ? C’est qu’il commençait à bien savoir utiliser les gens ; parfois, il se dégoûtait. Sevanna et les shaidos. Rhuarc avait déjà des éclaireurs en route pour la Dague-du-Meurtrier-des-Siens, mais au mieux, ils ne pourraient que découvrir où ils étaient et quand. Les Sagettes, qui pouvaient découvrir le pourquoi refusaient de le faire. Sevanna suscitait beaucoup de « pourquoi ». Elayne et Aviendha. Non, il ne voulait pas penser à elles. Absolument pas. Perrin et Faile. Femme farouche, faucon de par son nom et sa nature. S’était-elle vraiment attachée à Colavaere uniquement pour rassembler des preuves ? Elle tenterait de protéger Perrin si le Dragon Réincarné tombait. De le protéger du Dragon Réincarné si elle décidait que c’était nécessaire. Faile n’était pas femme à faire docilement ce que lui disait son mari, si une telle femme existait. Yeux d’or rayonnant de défi et de provocation. Pourquoi Perrin était-il si véhément au sujet des Aes Sedai ? Il avait passé beaucoup de temps avec Kiruna et ses compagnes sur la route des Sources de Dumaï. Les Aes Sedai pouvaient-elles vraiment faire avec lui ce que tout le monde craignait ? Les Aes Sedai. Il secoua la tête sans s’en apercevoir. Jamais plus. Jamais ! Avoir confiance, c’était être trahi ; avoir confiance, c’était souffrir.
Il s’efforça d’écarter cette idée, un peu trop proche du délire. Personne ne pouvait vivre sans accorder sa confiance à quelqu’un. Mais pas aux Aes Sedai. Mat, Perrin… S’il ne pouvait pas avoir confiance en eux… Min. Pas question de se méfier de Min. Il aurait voulu qu’elle soit avec lui, au lieu d’être blottie dans son lit. Tous ces jours où elle avait été prisonnière, jours d’inquiétude – plus pour lui que pour elle, telle qu’il la connaissait –, jours d’interrogatoires par Galina, et maltraitée quand ses réponses déplaisaient – inconsciemment, il grinça des dents –, tout ça, et le stress d’être Guérie en plus, avait fini par la rattraper. Elle était restée à son côté jusqu’à ce que ses jambes se dérobent sous elle, et il avait dû la porter dans ses bras jusqu’à sa chambre, tandis qu’elle protestait d’une voix endormie qu’il avait besoin d’elle. Pas de Min ici, pas de présence réconfortante pour le faire rire, lui faire oublier le Dragon Réincarné. Seulement la guerre avec le saidin, le tourbillon de ses pensées et…