Il faut se débarrasser d’eux. Tu dois le faire. Ne te rappelles-tu pas la dernière fois ? Cet endroit près des sources, c’était une broutille. Les cités incendiées jusqu’aux fondations, ce n’était rien. Nous avons détruit le monde ! M’ENTENDS-TU ? IL FAUT LES TUER, LES EFFACER DE LA SURFACE…
Non, pas à lui, cette voix qui hurlait dans son crâne. Ce n’était pas Rand al’Thor. C’était Lews Therin Telamon, mort depuis plus de trois mille ans. Et qui parlait dans la tête de Rand al’Thor. Le Pouvoir le sortait souvent de sa cachette dans les ombres de l’esprit de Rand. Parfois, Rand se demandait comment c’était possible. Il était Lews Therin re-né, le Dragon Réincarné, il ne pouvait le nier, mais chacun était la réincarnation de quelqu’un, d’une centaine de personnes, d’un millier et plus. C’est ainsi que fonctionnait le Dessin ; chacun mourait et renaissait, encore et encore, tandis que la Roue tournait sans fin. Mais personne d’autre ne parlait avec ses incarnations précédentes. Personne d’autre n’avait des voix dans sa tête. Sauf les fous.
Et moi ? pensa Rand. Une main se resserra sur le Sceptre du Dragon, l’autre sur la poignée de son épée. Et toi ? En quoi es-tu différent d’eux ?
Seul le silence lui répondit. Assez souvent, Lews Therin ne répondait pas. Il aurait peut-être mieux valu qu’il ne réponde jamais.
Es-tu réel ? dit enfin la voix. Cette négation de l’existence de Rand était aussi habituelle que le refus de répondre. Suis-je ? J’ai parlé à quelqu’un. Je crois que j’ai parlé. Dans une boîte. Un coffre. Rire catarrheux, assourdi. Suis-je mort, fou, ou les deux ? Peu importe. Je suis sûrement damné. Je suis damné, et ceci est le Gouffre du Destin. Je suis… damné, dément, le rire, maintenant, et ce… ceci… est le G… Gouffre du…
Rand étouffa la voix qui ne fut plus qu’un bourdonnement d’insecte, chose qu’il avait apprise quand il était tassé dans ce coffre. Seul dans le noir. Juste lui, la souffrance et la soif, et la voix d’un fou mort depuis longtemps. La voix l’avait parfois réconforté, étant sa seule compagne. Son amie. Quelque chose fulgura dans son esprit. Pas des images, juste des bribes de mouvements et de couleurs. Pour une raison inconnue, elles le firent penser à Mat et à Perrin. Les éclairs avaient commencé dans sa poitrine, et aussi mille autres hallucinations. Dans le coffre, où Galina, Erian, Katerine et les autres le fourraient chaque jour après l’avoir battu. Il secoua la tête. Non. Il n’était plus dans le coffre. Ses doigts étaient douloureux d’être toujours crispés sur son sceptre et la poignée de son épée. Seuls les souvenirs demeuraient, et les souvenirs n’avaient pas de force. Il n’était pas…
— Si nous devons faire ce voyage avant votre repas, faisons-le. Tous les autres ont fini de dîner depuis longtemps.
Rand cligna des yeux, et Suline recula. Suline, qui aurait regardé un léopard dans les yeux sans flancher. Il composa son visage, essaya. Il avait l’impression que c’était un masque, le visage d’un autre.
— Vous vous sentez bien ? demanda-t-elle.
— Je réfléchissais.
Il força ses mains à se détendre, remua les épaules dans son surcot. Simple surcot bleu foncé, mieux ajusté que celui qu’il portait en quittant les Sources de Dumaï. Même après un bain, il ne se sentait pas propre, pas avec le saidin en lui.
— Parfois, je réfléchis trop.
Près de vingt Vierges de plus étaient regroupées à un bout de la pièce sans fenêtre, lambrissée de bois sombre. Contre les murs, huit torchères dorées, disposées de façon à se renvoyer la lumière, éclairaient la pièce. Il s’en réjouit ; il n’aimait plus les endroits sombres. Trois Asha’man étaient là également, les Aielles d’un côté de la pièce, les Asha’man de l’autre. Jonan Adley, Andoran malgré son nom, bras croisés, était plongé dans une profonde réflexion, ses épais sourcils ondulant comme des chenilles. D’environ quatre ans plus âgés que Rand, il travaillait ardemment à gagner l’épée d’argent des Élus. Eben Hopwil avait plus de chair sur les os et moins de bleus sur la figure que lorsque Rand l’avait vu pour la première fois, mais son nez et ses oreilles paraissaient toujours disproportionnés. Il tripotait l’épée d’argent épinglée à son col, comme surpris de la trouver là. Fedwin Morr aurait aussi épinglé l’épée à son col s’il n’avait pas été en surcot vert convenant à un riche marchand ou à un petit noble, avec des broderies d’argent aux revers et aux poignets. Du même âge qu’Eben, mais plus trapu et sans autant de bleus, il n’avait pas l’air heureux que sa veste noire fût fourrée dans la besace de cuir à ses pieds. Voilà ceux qui faisaient délirer Lews Therin, eux et les autres Asha’man. Asha’man ou Aes Sedai, quiconque pouvait canaliser le rendait fou.
— Vous réfléchissez trop, Rand al’Thor ?
Enaila serrait une courte lance dans une main, son bouclier et trois lances de plus dans l’autre, mais à son ton, on aurait cru qu’elle le menaçait du doigt comme un enfant. Les Asha’man la regardèrent en fronçant les sourcils.
— Votre problème, c’est que vous ne réfléchissez pas du tout.
Certaines Vierges rirent doucement, mais Enaila ne plaisantait pas. Plus petite d’une main que les autres Vierges, elle avait des cheveux aussi flamboyants que son caractère, et une idée bizarre de ses rapports avec Rand. Somara, son amie aux cheveux de lin, qui la dépassait d’une tête, hocha la tête avec approbation ; elle pensait la même chose.
Il ignora le commentaire mais ne put réprimer un soupir. Somara et Enaila étaient les pires, pourtant aucune des Vierges ne parvenait à décider s’il était le Car’a’carn à qui il fallait obéir, ou le fils unique d’une Vierge connue de toutes les Vierges, qu’il fallait chérir comme un frère, et tarabuster comme un fils pour certaines. Même Jalani, qui jouait encore à la poupée récemment, semblait penser qu’il était son petit frère, tandis que Corana, grisonnante et presque aussi parcheminée que Suline, le traitait comme un grand frère. Au moins, elles ne se comportaient ainsi qu’entre elles, jamais en présence d’autres Aiels. Quand c’était important, il était le Car’a’carn. Il leur était redevable.
Elles mourraient pour lui. Il leur devait tout ce qu’elles voulaient.
— Je n’ai pas l’intention de passer toute la nuit ici, pendant que vous continuerez à faire joujou, dit-il.
Suline le regarda de travers – en robe ou en cadin’sor, les femmes lançaient ces regards comme le semeur lance ses graines – mais les Asha’man, cessant de contempler les Vierges, passèrent la courroie de leur besace à leur épaule. Poussez-les à leurs limites, avait-il dit à Taim, faites-en des armes, et Taim s’était exécuté. Une bonne arme se mouvait dans la direction imposée par celui qui la tenait. Si seulement il pouvait être sûr que cette arme ne tournerait pas dans sa main.
Il se fixait trois destinations, ce soir, mais les Vierges devaient ignorer l’une d’elles. Seul lui la connaissait. Il avait décidé plus tôt laquelle des deux autres passerait en premier, mais il hésitait encore. Le voyage serait connu bien assez tôt, mais il avait des raisons d’en garder le secret aussi longtemps que possible.