Quand le portail s’ouvrit, en plein milieu de la pièce, une odeur douceâtre, familière à tous les paysans, frappa ses narines. Crottin de cheval. Fronçant le nez en se voilant, Suline le fit franchir au petit trot à la moitié des Vierges. Après l’avoir consulté du regard, les Asha’man suivirent, s’abreuvant à la Vraie Source autant qu’ils le purent.
À cause de cela, il sentit leur force quand ils passèrent devant lui. Sans cela, il aurait été difficile de dire si un homme pouvait canaliser, à moins qu’il ne coopère. Aucun n’était aussi puissant que lui, et de loin. Pas encore, en tout cas ; impossible de savoir quelle serait la puissance d’un homme avant qu’elle ne cesse de grandir. Fedwin était le plus fort des trois, mais il avait ce que Taim appelait une barre. Fedwin ne croyait pas vraiment pouvoir affecter les choses à distance avec le Pouvoir. Résultat : à cinquante pas, sa capacité commençait à faiblir, et à cent pas, il ne pouvait même pas tisser un fil de saidin. Les hommes acquéraient de la force plus vite que les femmes, semblait-il, et tant mieux. Ces trois-là étaient assez forts pour créer un portail de taille respectable, même si c’était de justesse dans le cas de Jonan. Tous les Asha’man qu’il avait gardés étaient forts.
Tue-les avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’ils ne deviennent fous, murmura Lews Therin. Tue-les, pourchasse Sammael, Demandred et tous les Réprouvés. Je dois les tuer tous avant qu’il ne soit trop tard ! Courte lutte lorsqu’il tenta d’arracher le Pouvoir à Rand, et échoua. Dernièrement, il semblait tenter cela plus souvent, ou s’efforcer de saisir le saidin de son propre chef. Cette dernière tentative était plus dangereuse que la première. Rand doutait que Lews Therin pût lui enlever la Vraie Source une fois qu’il la tiendrait ; il n’était pas certain non plus de pouvoir l’arracher lui-même à Lews Therin, si l’autre s’en emparait le premier.
Et moi ? répéta mentalement Rand. C’était presque un grondement et non moins vicieux pour être bref. Enveloppé dans le Pouvoir comme il l’était, sa colère traversa l’extérieur du Néant comme une toile d’araignée, une dentelle embrasée. Je peux canaliser, moi aussi. La folie m’attend, mais toi, elle t’a déjà saisi ! Tu t’es tué, Meurtrier-des-Tiens, après avoir assassiné ta femme et tes enfants et la Lumière seule sait combien d’autres. Je ne tuerai pas si je n’ai pas à le faire ! Tu m’entends, Meurtrier-des-Tiens ? Le silence lui répondit.
Il prit une longue inspiration saccadée. La toile d’araignée embrasée tremblota au loin. Il n’avait jamais parlé à l’homme – c’était l’homme, pas seulement une voix ; un homme, avec ses souvenirs – il ne lui avait jamais parlé ainsi auparavant. Peut-être que ça chasserait Lews Therin définitivement. La plupart de ses délires de fou concernaient feu sa femme. Mais voulait-il chasser définitivement Lews Therin ? Son seul ami dans ce coffre.
Il avait promis à Suline de compter jusqu’à cent avant de les suivre, mais il compta par cinq, et sauta à plus de cent cinquante lieues de Caemlyn.
La nuit était tombée sur le Palais Royal d’Andor, ses flèches délicates et ses dômes dorés chatoyant sous la lune, mais la brise légère n’adoucissait pas la chaleur. La lune, presque encore pleine, éclairait les lieux. Les Vierges s’enfuirent derrière les chariots alignés derrière les plus grandes écuries du palais. L’odeur de crottin, que les chariots traînaient tout le jour, avait depuis longtemps imprégné le bois. Les Asha’man portèrent les mains à leur visage, Eben se boucha le nez.
— Le Car’a’carn compte vite, maugréa Suline, mais elle abaissa son voile.
Il n’y aurait pas de surprise ici. Personne ne restait près de ces chariots à moins d’y être forcé.
Le Portail se referma dès que les dernières Vierges furent passées, juste après Rand, et tandis qu’il disparaissait en un clin d’œil, Lews Therin murmura : Elle est partie. Presque partie. Il y avait du soulagement dans sa voix. Le lien entre Lige et Aes Sedai n’existait pas à l’Ère des Légendes.
Alanna n’était pas vraiment partie, pas plus qu’elle ne l’avait jamais été depuis qu’elle avait lié Rand contre sa volonté, mais sa présence s’était affaiblie, et c’est de cet affaiblissement que Rand prit conscience. On peut s’habituer à tout, considérer toute situation comme allant de soi. Près d’elle, il circulait avec ses émotions à elle nichées au fond de sa tête, et aussi sa condition physique, s’il y pensait, et il savait exactement où elle était aussi bien qu’il savait où était sa main, mais comme pour sa main, s’il n’y pensait pas, elle existait sans lui. Seule la distance avait un effet sur le lien, mais il sentait toujours qu’elle était quelque part à l’est d’où il se trouvait. Il voulait avoir conscience d’elle. Même si Lews Therin ne lui parlait plus, et si ses souvenirs du coffre pouvaient être extirpés de sa tête, il y aurait toujours ce lien pour les lui rappeler. « Ne jamais faire confiance à une Aes Sedai. »
Brusquement, il réalisa que Jonan et Eben tenaient aussi le saidin.
— Lâchez, dit-il sèchement – c’était le commandement dont se servait Taim –, et il sentit le Pouvoir se retirer d’eux.
Bonnes armes. Jusqu’à présent. Tue-les avant qu’il ne soit trop tard, murmura Lews Therin. Rand lâcha la Source délibérément mais à regret. Il détestait toujours renoncer à la vie, aux sens augmentés. À la lutte intérieure. Mais intérieurement, il était tendu, sauteur prêt à bondir, prêt à la saisir encore. Il était toujours prêt, maintenant.
Je dois les tuer, murmura Lews Therin.
Refoulant la voix, Rand envoya l’une des Vierges, Nerilea, au palais, et se mit à faire les cent pas le long des chariots, ses pensées se remettant à tourbillonner plus vite dans sa tête. Il n’aurait pas dû venir. Il aurait dû envoyer Fedwin, avec une lettre. Tourbillon de pensées. Elayne. Aviendha. Perrin. Faile. Annoura. Berelain. Mat. Par la Lumière, il n’aurait pas dû venir. Elayne et Aviendha. Annoura et Berelain. Faile, et Perrin, et Mat. Éclairs colorés, mouvements vifs à la limite de son champ visuel. Un fou grommelant au loin avec colère.
Lentement, il prit conscience des Vierges qui parlaient entre elles. De l’odeur. Insinuant qu’elle venait des Asha’man. Elles voulaient qu’on les entende, sinon elles auraient utilisé le langage des signes ; la lune éclairait assez pour ça. Assez pour voir qu’Eben avait rougi et que Fedwin serrait les dents. Peut-être qu’ils avaient mûri, depuis les Sources de Dumaï, mais ils n’avaient toujours que quinze ou seize ans. Jonan fronçait si fort les sourcils qu’ils semblaient frôler ses joues. Au moins, personne n’avait saisi de nouveau le saidin. Pour le moment.
Il allait marcher vers les trois hommes, mais il se ravisa et éleva la voix à la place. Que tous entendent.
— Si je peux tolérer les enfantillages des Vierges, vous le pouvez aussi.
La rougeur d’Eben s’accusa. Jonan grogna. Tous les trois saluèrent Rand, poing sur la poitrine, puis ils se tournèrent les uns vers les autres, Jonan dit quelque chose à voix basse, jetant un coup d’œil vers les Vierges, et Fedwin et Eben se mirent à rire. La première fois qu’ils avaient vu des Vierges ils avaient hésité entre aller lorgner ces créatures exotiques qu’ils ne connaissaient que par les livres, et s’enfuir avant que les Aielles meurtrières des légendes ne les tuent. Maintenant, rien ne les effrayait plus. Ils avaient besoin de réapprendre la peur.