Les Vierges regardèrent fixement Rand, et se mirent à parler avec leurs mains, riant parfois doucement. Elles se méfiaient peut-être des Asha’man, mais, les Vierges étant les Vierges – et les Aielles étant les Aielles – le risque ne faisait que pimenter les railleries. Somara murmura assez fort qu’Aviendha pouvait le calmer, et elles approuvèrent fermement de la tête. Personne n’avait une vie si compliquée dans les légendes.
Dès que Nerilea revint, disant qu’elle avait trouvé Davram Bashere et Bael, le chef de clan commandant les Aiels à Caemlyn, Rand déboucla son ceinturon, et Fedwin aussi. Jalani tendit une grande besace de cuir pour les épées et le Sceptre du Dragon, l’écartant d’elle comme si les épées étaient des serpents venimeux, ou peut-être des serpents morts et décomposés.
Quoique à la vérité, elle ne l’eût pas tenue avec autant de méfiance dans l’un et l’autre cas. Revêtant une cape à capuchon que Corana lui tendit, Rand croisa les poignets derrière son dos, et Suline les attacha avec un bout de corde. Serrant fort, tout en marmonnant entre ses dents.
— C’est stupide. Même ceux des Terres Humides trouveraient que c’est idiot.
Il s’efforça de ne pas grimacer. Elle était vigoureuse, et serrait de toutes ses forces.
— Vous vous êtes trop souvent enfui loin de nous, Rand al’Thor. Vous ne prenez aucun soin de vous.
Elle le considérait un peu comme un frère du même âge qu’elle, mais parfois irresponsable.
— Les Far Dareis Mai sont dépositaires de votre honneur, mais vous n’en prenez pas soin.
Les yeux de Fedwin flamboyèrent quand on lui attacha les mains, pourtant les Vierges ne serrèrent pas très fort. Jonan et Eben regardaient en fronçant les sourcils. Comme Suline, ils n’aimaient pas beaucoup ce plan. Et n’en comprenaient pas grand-chose. Le Dragon Réincarné n’avait pas à s’expliquer et le faisait rarement. Pourtant, aucun ne dit rien. Une arme ne se plaint pas.
Suline contourna Rand pour venir se placer devant lui, elle regarda son visage et son souffle s’arrêta.
— Ils vous ont fait ça, dit-elle doucement, et elle posa la main sur la dague à sa ceinture.
D’un pied de long ou plus, c’était presque une courte épée, quoique personne ne se serait risqué à le dire à une Aielle, sauf un fou.
— Relevez la capuche sur ma tête, dit sèchement Rand. L’idée de cette mascarade, c’est que personne ne me reconnaisse avant que j’arrive jusqu’à Bael et Bashere.
Elle hésita, le regardant dans les yeux.
— J’ai dit, relevez la capuche, gronda-t-il.
Suline pouvait tuer la plupart des hommes à mains nues, mais ses mains se firent très douces pour rabattre la capuche sur sa tête.
En riant, Jalani lui tira la capuche sur les yeux.
— Maintenant, vous pouvez être sûr que personne ne vous reconnaîtra. Rand al’Thor. Vous devez nous faire confiance pour guider vos pas.
Plusieurs Vierges se mirent à rire.
Rand se raidit, et eut envie de s’emparer du saidin, mais s’arrêta juste avant. Juste à temps. Lews Therin grondait et bafouillait. Rand se força à respirer normalement. Il n’était pas dans l’obscurité totale. Il percevait la clarté de la lune sous le bord de son capuchon. Même ainsi, il trébucha quand Enaila lui prit les bras et le fit avancer.
— Je vous croyais assez grand pour marcher mieux que ça, murmura-t-elle, feignant la surprise.
Suline bougea la main ; il lui fallut quelques instants pour réaliser qu’elle lui caressait le bras.
Il voyait à peine devant lui, les pavés de l’écurie éclairés par la lune, puis les marches de pierre, les sols de marbre, parfois couverts de tapis. Il surveillait le mouvement des ombres, tâtonnait à la recherche de la présence révélatrice du saidin, ou pire, du picotement annonçant une femme en possession de la saidar.
Aveugle comme il l’était, il pouvait réaliser trop tard qu’il était attaqué. Il entendait les murmures de quelques domestiques vaquant à leurs activités du soir, mais personne n’arrêta cinq Vierges escortant apparemment deux prisonniers. Avec Bashere et Bael résidant dans le palais et faisant régner l’ordre avec leurs hommes, on avait sans doute vu des choses plus étranges dans ces couloirs. Il avait l’impression d’avancer dans un labyrinthe, mais il n’avait jamais cessé d’évoluer dans un dédale depuis qu’il avait quitté le Champ d’Emond, même quand il se croyait sur une route bien droite.
Reconnaîtrais-je une route bien droite si j’en voyais une ? se demanda-t-il. Ou bien, après tant de vicissitudes, la prendrais-je pour un piège ?
Il n’y a pas de routes droites. Seulement des pièges, des écueils et des ténèbres, gronda Lews Therin d’un ton accablé, désespéré. Comme l’était Rand.
Quand Suline l’introduisit enfin dans une salle dont elle referma la porte, Rand rejeta violemment la tête en arrière pour se débarrasser du capuchon – et regarda, médusé. Il s’attendait à voir Bael et Davram, mais pas Deira, sa femme, ni Mélaine, ni Dorindha.
— Je vous vois, Car’a’carn.
Bael, l’homme le plus grand que Rand eût jamais vu de sa vie, assis en tailleur sur les dalles vertes et blanches, sembla prêt à bondir le temps d’un battement de cœur. Le chef de clan des Aiels Goshien n’était pas jeune – aucun chef de clan ne l’était – et ses cheveux roux foncé grisonnaient, mais quiconque l’aurait cru amolli par l’âge se serait préparé une mauvaise surprise.
— Puissiez-vous toujours trouver de l’eau et de l’ombre. Je suis avec le Car’a’carn, et mon épée est avec moi.
— L’eau et l’ombre, c’est très bien, dit Davram, accrochant une jambe à l’accoudoir doré de son fauteuil, mais personnellement, je préférerais du vin bien frais.
Un peu plus grand qu’Enaila, sa courte veste bleue déboutonnée, son visage sombre luisait de sueur. Malgré son indolence apparente, il avait l’air encore plus dur que Bael, avec ses yeux farouches et son nez en bec d’aigle surmontant des moustaches grisonnantes.
— Je vous félicite de votre évasion et de votre victoire, mais pourquoi venez-vous déguisé en prisonnier ?
— J’aimerais mieux savoir s’il amène des Aes Sedai contre nous, intervint Deira.
Corpulente dans sa robe de brocart vert, la mère de Faile était aussi grande que n’importe quelle Vierge, excepté Somara, avec de longs cheveux noirs grisonnant sur les tempes, un nez à peine moins proéminent que son mari, et l’air encore plus farouche que lui. Elle ressemblait beaucoup à sa fille sur un point : elle réservait son loyalisme à son mari, non à Rand.
— Vous avez fait les Aes Sedai prisonnières ! Est-ce à dire que toutes les sœurs de la Tour Blanche vont nous tomber dessus ?
— Dans ce cas, dit sèchement Mélaine, ajustant son châle, elles seront reçues comme elles le méritent.
Belle blonde aux yeux verts, n’ayant que quelques années de plus que Rand à en juger par son visage, c’était une Sagette, mariée à Bael. Quoi qui ait poussé les Sagettes à changer d’avis sur les Aes Sedai, c’étaient Mélaine, Amys et Bain qui avaient changé le plus.
— Ce que je voudrais savoir, dit la troisième, c’est ce que vous allez faire au sujet de Colavaere Saighan.
Deira et Mélaine avaient de la présence, beaucoup de présence, mais Bain en avait encore plus, bien qu’il fût difficile de préciser comment. La Maîtresse du Domaine des Montagnes de la Brume était une femme solide à l’air maternel, plus belle que jolie, aux yeux bleus cernés de pattes-d’oie, et avec autant de blanc dans ses cheveux roux clair que Bael avait de gris dans les siens, pourtant, il était clair pour quiconque ayant un peu de jugeote que des trois, c’était elle qui dominait.