— D’après Mélaine, Bain considère que Colavaere Saighan a peu d’importance, reprit Dorindha, mais les Sagettes peuvent être aussi aveugles que les hommes, qui voient les batailles à venir mais pas le scorpion sous leur pied.
Un sourire adressé à Mélaine adoucit ces paroles ; Mélaine sourit en retour, indiquant par là qu’elle ne s’offensait pas.
— Le travail d’une Maîtresse consiste à voir ces scorpions avant qu’ils ne piquent.
Elle aussi était mariée à Bael, ce qui déconcertait Rand, bien que ce fût leur choix à toutes les deux. Peut-être parce que c’était leur choix ; chez les Aiels, un homme n’avait pas grand-chose à dire si sa femme choisissait une épouse-sœur. Mais ce n’était pas commun, même chez eux.
— Colavaere s’est reconvertie dans l’agriculture, gronda Rand. Tous le regardèrent en clignant des yeux, se demandant s’il plaisantait.
— De nouveau, le Trône du Soleil est vide et attend Elayne.
Il avait pensé un moment à élever une barrière protectrice contre les oreilles indiscrètes, mais une barrière peut être détectée par quiconque la cherche, homme ou femme, et sa présence aurait proclamé qu’on disait ici des choses intéressantes. Bon, tout ce qui se disait ici serait bientôt connu depuis le Rempart du Dragon jusqu’à la mer.
Fedwin se frictionnait les poignets, tandis que Jalani rengainait sa dague. Personne ne leur prêtait attention, tous les yeux fixés sur Rand. Fronçant les sourcils sur Nerilea, il remua les mains jusqu’à ce que Sorilea tranche ses liens.
— Je n’avais pas réalisé que ce serait une réunion de famille. Nerilea semblait un rien décontenancée, mais c’était la seule.
— Quand vous serez marié, murmura Davram en souriant, vous apprendrez à choisir avec soin ce que vous voulez cacher à votre femme.
Deira le regarda de tout son haut, avec une moue désapprobatrice.
— Les femmes sont un grand réconfort, dit Bael en riant, si un homme ne leur en dit pas trop.
Souriante, Dorindha lui passa les doigts dans les cheveux, puis referma la main, comme si elle allait lui arracher la tête. Bael grogna, mais pas seulement à cause du geste de Dorindha. Mélaine essuya un petit couteau sur sa jupe et le rengaina. Les deux femmes se sourirent par-dessus sa tête tandis qu’il se frictionnait l’épaule, où quelques gouttes de sang tachaient son cadin’sor. Deira hocha pensivement la tête ; on aurait dit qu’elle venait d’avoir une idée.
— Quelle femme pourrais-je haïr assez pour la marier au Dragon Réincarné ? dit Rand avec froideur.
Ce qui provoqua un silence palpable.
Il s’efforça de maîtriser sa colère. Il aurait dû s’y attendre. Mélaine n’était pas seulement une Sagette, c’était aussi une Exploratrice-de-Rêves, comme Amys et Bair. Entre autres choses, elles pouvaient se parler dans leurs rêves, et parler à d’autres ; talent utile, quoiqu’elles ne l’eussent utilisé qu’une fois pour lui. C’était une affaire de Sagettes. Pas étonnant que Mélaine connût toujours tout avant tout le monde. Pas étonnant qu’elle informât Dorindha de tout. Affaire de Sagettes ou pas, les deux femmes étaient amies et sœurs à la fois. Une fois que Mélaine avait prévenu Bael de l’enlèvement, il l’avait dit à Bashere, bien entendu ; penser que Bashere cacherait cette nouvelle à sa femme, c’était penser qu’il lui cacherait que la maison brûlait. Peu à peu, il ravala sa colère, la calma de force.
— Elayne est-elle arrivée ? demanda-t-il, d’un ton qu’il s’efforça de rendre désinvolte, sans y parvenir.
Peu importait. Tout le monde savait qu’il avait des raisons de s’inquiéter. La situation en Andor n’était peut-être pas aussi préoccupante qu’à Cairhien, mais mettre Elayne sur le trône était la solution la plus rapide pour ramener le calme dans les deux pays. Peut-être la seule solution.
— Pas encore.
Bashere haussa les épaules.
— Mais du Nord nous parviennent des rumeurs selon lesquelles les Aes Sedai seraient avec une armée quelque part en Murandy, ou en Altara. Ce pourrait être le jeune Mat et sa Bande de la Main Rouge, avec la Fille-Héritière et les sœurs qui ont fui la Tour Blanche quand Siuan Sanche fut déposée.
Rand frictionna ses poignets endoloris par la corde. Il avait inventé cette mascarade de prisonnier au cas où Elayne aurait déjà été là. Elayne et Aviendha. Afin de pouvoir aller et venir sans qu’elles sachent qu’il était parti. Peut-être aurait-il trouvé un moyen de les voir… Peut-être… Il avait agi en imbécile, et là, il n’y avait pas de « peut-être ».
— Vous avez l’intention de faire prêter serment à ces sœurs, aussi ? demanda Deira, d’un ton aussi glacial que son visage.
Elle ne l’aimait pas ; d’après elle, son mari s’était engagé sur une voie où il finirait sans doute avec sa tête au bout d’une pique au-dessus de la porte de Tar Valon, et Rand avait posé le pied sur cette voie.
— La Tour Blanche ne se tiendra pas tranquille maintenant que vous avez brimé les Aes Sedai.
Rand s’inclina légèrement, et au diable si elle prenait cela comme une raillerie. Deira, comme Ghaline t’Bashere, ne lui donnait jamais un titre, ni même ne l’appelait par son nom. Elle aurait pu parler à un laquais, et un laquais pas très intelligent ni fiable, en plus.
— Si elles choisissaient de me jurer allégeance, j’accepterais leur serment, dit-il. Je doute que beaucoup soient pressées de retourner à Tar Valon. Si elles font un autre choix, elles pourront aller où elles voudront, pourvu qu’elles ne se déclarent pas contre moi.
— La Tour Blanche s’est déjà déclarée contre vous, dit Bashere, se penchant, poings sur les genoux.
Par comparaison, ses yeux bleus faisaient paraître douce la voix de Deira.
— Un ennemi qui est venu une fois, reviendra. À moins qu’il ne soit stoppé. Mes lances suivront partout où nous conduira le Car’a’carn.
Mélaine approuva de la tête, naturellement ; elle désirait sans doute voir toutes les Aes Sedai, jusqu’à la dernière, à genoux sous bonne garde, sinon pieds et poings liés. Mais Dorindha opina également, comme Suline, et Bashere se caressa pensivement la moustache. Rand ne savait pas s’il devait rire ou pleurer.
— Ne pensez-vous pas que j’aie assez de pain sur la planche sans une guerre contre la Tour Blanche ? Elaida m’a saisi à la gorge, et elle s’est fait taper sur les doigts.
Sol explosant en flammes et corps démembrés. Corbeaux et vautours se gorgeant de cadavres. Combien de morts ?
— Si elle a le bon sens de s’en tenir là, je m’arrêterai aussi.
Tant qu’ils ne lui demandaient pas de lui faire confiance. Le coffre. Il secouait la tête, à demi conscient de Lews Therin qui se plaignait de l’obscurité et de la soif. Il pouvait ignorer, il devait ignorer, mais non pas oublier, ni accorder sa confiance.
Laissant Bashere et Bael discuter si Elayne aurait le bon sens de s’arrêter maintenant qu’elle avait commencé les hostilités, il s’approcha d’une table couverte de cartes, dressée contre le mur, sous une tapisserie représentant une bataille où le Lion Blanc d’Andor était très en vue. Apparemment Bashere et Bael échafaudaient leurs plans dans cette salle. Fouillant un peu, il trouva rapidement la carte qu’il lui fallait, gros rouleau représentant tout l’Andor, depuis les Montagnes de la Brume jusqu’au fleuve Erinin, et aussi une partie des pays situés plus au sud, le Ghealdan, l’Altara et le Murandy.
— Les femmes retenues captives aux pays des Tueurs-d’arbre ne sont pas autorisées à provoquer des troubles, alors pourquoi les autres en provoqueraient-elles ailleurs ? dit Mélaine, qui répondait apparemment à quelque chose qu’il n’avait pas entendu.
Au ton, elle semblait en colère.
— Nous ferons ce que nous devons, Deira t’Bashere, dit Dorindha avec son calme habituel.