Gardez votre courage, et nous arriverons où nous devons arriver.
— Quand on saute du haut d’une falaise, répondit Deira, il est trop tard pour quoi que ce soit, sauf pour garder son courage. Et espérer qu’il y aura une meule de foin à l’atterrissage.
Son mari gloussa comme si elle plaisantait. Mais elle n’avait pas envie de rire.
Déroulant la carte et lestant les coins avec des encriers et des bouteilles de sable, Rand mesura les distances avec ses doigts… Mat n’avançait pas très vite, si la rumeur le plaçait en Altara ou au Murandy. Pourtant, il était fier de la vitesse à laquelle sa Bande pouvait se déplacer. Peut-être que les Aes Sedai le ralentissaient, avec leurs domestiques et leurs chariots. Peut-être les sœurs étaient-elles plus nombreuses qu’il ne l’avait cru. Rand réalisa qu’il serrait les poings, et se força à ouvrir les mains. Il avait besoin d’Elayne. Pour occuper le trône, ici et à Cairhien ; voilà pourquoi il avait besoin d’elle. Juste pour ça. Aviendha… Il n’avait pas besoin d’elle, pas du tout, et elle avait dit clairement qu’elle n’avait pas besoin de lui. Elle était en sécurité, loin de lui. Il pouvait les garder en sécurité toutes les deux, simplement en les maintenant aussi loin de lui que possible. Par la Lumière, s’il pouvait seulement les regarder. Mais il avait besoin de Mat, avec Perrin qui s’entêtait à ne pas vouloir commander. Il ne savait pas exactement comment Mat était soudain devenu un expert en tout ce qui concernait les batailles, mais même Bashere respectait son avis. En tout cas, sur la guerre.
— Ils l’ont traité en da’tsang, gronda Suline, et d’autres Vierges grondèrent en écho.
— Nous le savons, dit sombrement Mélaine. Ils n’ont aucun honneur.
— Restera-t-il en arrière après ce que vous venez de dire ? demanda Deira d’un ton incrédule.
L’Illian était trop au sud pour figurer sur cette carte – aucune des cartes sur la table ne montrait de région de l’Illian – mais la main de Rand descendit vers le Murandy et il pouvait imaginer les Collines de Doirlon, non loin de la frontière de l’Illian, avec une ligne de fortifications qu’aucune armée d’invasion ne pouvait se permettre d’ignorer. Et à quelque deux cent cinquante miles à l’est, de l’autre côté des Plaines de Maredo, une armée telle qu’on n’en avait pas vue depuis que les nations s’étaient rassemblées à Tar Valon pendant la Guerre des Aiels, peut-être pas depuis l’époque d’Artur Aile-de-Faucon. Tairens, Cairhienins et Aiels, tous prêts à envahir l’Illian. Si Perrin ne voulait pas commander une armée, alors Mat le devait. Sauf qu’il n’avait pas assez de temps. Il n’y avait jamais assez de temps.
— Que mes yeux brûlent ! dit Davram. Vous n’aviez jamais parlé de ça, Mélaine. Dame Caraline et le Seigneur Toram campaient juste devant la cité, et le Haut Seigneur Darlin aussi ? Ils ne sont pas arrivés ensemble par hasard, pas à ce moment précis. Pour n’importe qui, c’est un nid de vipères à sa porte.
— Laissez danser les algai’d’siswais répondit Bael. Les vipères mortes ne mordent plus.
Sammael avait toujours mieux réussi en défenseur. C’était un souvenir de Lews Therin, datant de la Guerre de l’Ombre. Avec deux hommes dans un même crâne, peut-être fallait-il s’attendre à ce que les souvenirs fassent des chassés-croisés. Lews Therin se rappelait-il parfois qu’il avait gardé les moutons, coupé du bois pour la cheminée et donné du grain aux poules ? Rand l’entendait faiblement, enragé de tuer, de détruire ; chaque fois qu’il pensait aux Réprouvés, Lews Therin perdait les pédales.
— Deira t’Bashere dit la vérité, déclara Bael. Nous devons rester sur la voie où nous nous sommes engagés jusqu’à la destruction de nos ennemis, ou la nôtre.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, souligna Deira, ironique. Mais vous avez raison. Nous n’avons plus le choix. Jusqu’à la destruction de nos ennemis, ou la nôtre.
Rand observait la carte, son esprit empreint par la mort, la destruction et la folie. Sammael serait dans ces fortifications dès que l’armée frapperait, Sammael avec la force des Réprouvés et les connaissances de l’Ère des Légendes. Seigneur Brend, tel était le nom qu’il se donnait, et Seigneur Brend l’appelaient ceux refusant d’admettre que les Réprouvés étaient lâchés sur le monde, mais Rand le connaissait. Avec les souvenirs de Lews Therin, il connaissait le visage de Sammael, il le connaissait au plus profond.
— Qu’est-ce que Dyelin Taravin a l’intention de faire de Naean Arawn et d’Elenia Sarand ? demanda Dorindha. J’avoue que je ne comprends pas cette mise à l’écart.
— Ce qu’elle fait a peu d’importance, dit Davram. Ce sont ses rencontres avec les Aes Sedai qui me préoccupent.
— Dyelin Taravin est une imbécile, marmonna Mélaine. Elle croit la rumeur selon laquelle le Car’a’carn a plié le genou devant le Siège de l’Amyrlin. Elle ne se brossera pas les cheveux à moins que les Aes Sedai ne lui en donnent la permission.
— Vous vous trompez sur elle, dit Deira avec fermeté. Dyelin est assez forte pour gouverner l’Andor ; elle l’a prouvé à Aringill. Naturellement, elle écoute les Aes Sedai – seuls les imbéciles les ignorent – mais écouter ne veut pas dire obéir.
Il faudrait fouiller de nouveau les chariots ramenés des Sources de Dumaï. L’angreal devait s’y trouver, quelque part. Aucune des sœurs s’étant évadées ne pouvait avoir la moindre idée de ce qu’il représentait. À moins que l’une d’elles n’ait fourré un souvenir du Dragon Réincarné dans sa besace. Non. Il devait être quelque part dans un chariot. Avec ça, Rand était plus que l’égal de n’importe quel Réprouvé. Sans ça… Mort, destruction, et folie.
Soudain, tout ce qu’il avait entendu sans y prêter attention lui revint à l’esprit.
— Qu’est-ce que c’était que ça ? demanda-t-il, se détournant de la table incrustée d’ivoire.
Des visages surpris se tournèrent vers lui. Jonan, mollement appuyé contre le chambranle de la porte, se redressa. Les Vierges, assises sur leurs talons, redevinrent vigilantes. Elles avaient bavardé entre elles, mais maintenant, elles se méfiaient.
Tripotant l’un de ses colliers d’ivoire, Mélaine lança un regard décidé à Bael et à Davram, puis prit la parole.
— Il y a neuf Aes Sedai dans une auberge appelée Le Cygne d’Argent, dans ce que Davram Bashere appelle la Nouvelle Cité.
Elle prononça bizarrement le mot « auberge », et aussi celui de « cité » ; elle ne les connaissait que par les livres avant de traverser le Rempart du Dragon.
— Lui et Bael disent qu’on doit les laisser tranquilles à moins qu’elles n’agissent contre vous. Je crois que vous avez appris ce que ça veut dire, attendre les Aes Sedai.
— C’est ma faute, soupira Bashere, si faute il y a. Mais quant à ce que veut faire Mélaine, je n’en ai aucune idée. Huit sœurs sont descendues au Cygne d’Argent il y a près d’un mois, juste après votre départ. De temps en temps, quelques autres arrivent et repartent, mais il n’y en a jamais plus de dix en même temps. Elles restent entre elles, ne causent aucun problème, pour autant que nous puissions en juger, Bael et moi. Quelques Sœurs Rouges sont aussi allées dans la cité ; deux fois. Celles du Cygne d’Argent ont des Liges, mais pas les Rouges. Je suis certain que ce sont des Rouges. Deux ou trois se présentent, posent des questions sur les hommes en route pour la Tour Noire, puis elles s’en vont. Sans avoir appris grand-chose, à mon avis. Cette Tour Noire garde ses secrets aussi bien qu’une forteresse. Aucune n’a causé de problème, et j’aimerais mieux qu’on ne les dérange pas, à moins que ce ne soit absolument nécessaire.
— Je n’y pensais pas, dit lentement Rand.