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Figure de proue
— Nous ferons halte ici demain.
Egwene remua avec précaution sur sa chaise pliante, qui avait parfois tendance à se replier sous elle.
— Le Seigneur Bryne dit que l’armée commence à manquer de nourriture. En tout cas, notre camp manque de tout.
Deux bouts de chandelles brûlaient devant elle sur la table, pliante elle aussi, pour la facilité du transport, mais elle était plus stable que la chaise. Dans la tente qui lui servait de cabinet de travail, la lumière des bougies était renforcée par celle d’une lampe à huile suspendue en haut du piquet central. La pâle lumière jaune tremblotait, faisant danser des ombres sur les murs de toile rapiécée, très loin de la splendeur du cabinet de travail de l’Amyrlin à la Tour Blanche, mais cela ne la dérangeait pas. À dire vrai, elle était elle-même très loin de la majesté normalement associée au Siège de l’Amyrlin. Elle savait très bien que l’étole à sept rayures sur ses épaules était la seule raison pour laquelle un étranger pouvait croire qu’elle était l’Amyrlin. S’il ne pensait pas que c’était une blague idiote. Il y avait eu des choses bizarres dans l’histoire de la Tour Blanche – Siuan lui avait raconté des détails secrets sur certaines – mais sûrement rien d’aussi bizarre qu’elle.
— Quatre ou cinq jours seraient mieux, dit pensivement Sheriam, étudiant la liasse de papiers sur ses genoux.
Un peu dodue, avec des pommettes saillantes et de grands yeux verts bridés, elle parvenait à paraître élégante dans sa robe d’équitation vert foncé, et majestueuse aussi, perchée en équilibre précaire sur l’un des deux tabourets branlants devant la table. Si elle avait échangé son étroite étole bleue de Gardienne des Chroniques contre celle de l’Amyrlin, tout le monde aurait pensé qu’elle la portait à bon droit. Parfois, elle se comportait comme si l’étole rayée reposait sur ses épaules.
— Ou peut-être plus longtemps. Cela ne nous ferait pas de mal de reconstituer nos provisions.
Siuan, assise sur l’autre tabouret, secoua légèrement la tête, mais Egwene n’avait pas besoin de cet encouragement.
— Un jour.
Elle n’avait peut-être que dix-huit ans et n’avait pas la majesté d’une Amyrlin, mais elle n’était pas une imbécile. Trop de sœurs faisaient appel à n’importe quel prétexte pour demander des haltes – et trop de Députées aussi – et si elles s’arrêtaient trop longtemps, il serait peut-être impossible de les faire repartir. Sheriam ouvrit la bouche.
— Un jour, ma fille, répéta Egwene avec fermeté.
Quoi que pensât Sheriam, le fait demeurait que Sheriam Bayanar était la Gardienne des Chroniques, et Egwene al’Vere l’Amyrlin. Mais il semblait impossible de le lui faire comprendre. Et à l’Assemblée de la Tour, elles étaient encore pires. Elle eut envie de gronder, d’exploser, ou de lancer quelque chose à travers la tente, mais un mois et demi d’expérience lui avait donné toute une vie de pratique pour garder son calme face à des provocations bien plus grandes.
— Encore un peu, et nous dépouillerons la campagne. Je ne veux pas que les gens meurent de faim à cause de nous. Du côté pratique, si nous leur prenons trop de nourriture, même en payant, ils nous donneront cent problèmes en échange.
— Des raids sur le bétail et les troupeaux, et des voleurs dans les chariots de l’intendance, murmura Siuan.
Les yeux fixés sur sa jupe grise, sans regarder personne, elle semblait penser tout haut.
— Des hommes tirant la nuit sur nos sentinelles, peut-être mettant le feu n’importe où. Mauvais. Les gens affamés sont vite désespérés.
C’étaient les mêmes raisons que le Seigneur Bryne avait données à Egwene, et presque en ces termes.
La rousse flamboyante regarda durement Siuan. Beaucoup de sœurs avaient du mal à supporter Siuan. Son visage était sans doute le plus connu du camp, assez jeune pour sembler normal au-dessus d’une robe d’Acceptée ou même d’une novice.
C’était un effet secondaire de la désactivation, même si peu le savaient ; Siuan pouvait à peine faire un pas sans que toutes les sœurs la regardent, l’ancienne Siège de l’Amyrlin, déposée et coupée de la saidar, puis Guérie et de nouveau investie d’une partie de ses capacités, alors que tout le monde savait que c’était impossible. Beaucoup l’avaient chaleureusement accueillie en sœur, par sympathie pour elle, et aussi parce que ce miracle leur redonnait espoir contre ce que toute Aes Sedai craignait plus que la mort, mais tout autant de sœurs, et peut-être plus, lui manifestaient tolérance ou condescendance, ou les deux, la blâmant de sa situation présente.
Sheriam faisait partie de celles pensant que Siuan devait instruire la nouvelle jeune Amyrlin des questions de protocole et autres, dont chacun savait qu’elle les détestait, et lui apprendre à se taire à moins qu’on ne lui demande son avis. Elle n’était plus ce qu’elle avait été, n’étant plus Amyrlin et ayant beaucoup moins de Pouvoir. Au regard des Aes Sedai, ce n’était pas de la cruauté. Le passé était le passé ; maintenant, c’était le présent qui devait être accepté. Toute autre attitude rendrait la situation encore plus douloureuse. Dans l’ensemble, les Aes Sedai acceptaient lentement le changement, mais une fois que c’était fait, la plupart se comportaient comme si la nouvelle situation avait existé de tout temps.
— Un jour, Mère, comme vous dites, soupira enfin Sheriam, inclinant légèrement la tête.
Moins par soumission, Egwene en était certaine, que pour cacher la grimace inspirée par son entêtement. Elle pouvait accepter la grimace si le consentement venait avec. Pour le moment, elle devait s’en contenter.
Siuan inclina aussi la tête. Pour dissimuler un sourire. Chaque sœur pouvait être nommée à n’importe quel poste, mais la hiérarchie était assez rigide, et Siuan avait glissé au bas de l’échelle.
Siuan avait une copie des papiers que Sheriam avait sur ses genoux, et Egwene une autre devant elle sur la table. Rapports sur tout, depuis le nombre de chandelles et de sacs de grains restant dans le camp jusqu’à l’état des chevaux, et la même chose pour l’armée du Seigneur Bryne. Le camp de l’armée encerclait celui des Aes Sedai, avec un anneau large d’une vingtaine de pieds cuire les deux, mais à bien des égards, ils auraient pu être distants de plusieurs miles. Curieusement, le Seigneur Bryne insistait sur cette séparation autant que les sœurs. Les Aes Sedai ne voulaient pas de soldats circulant entre leurs tentes, bandes de ruffians sales, illettrés, et assez chapardeurs, et il semblait que les soldats ne voulaient pas d’Aes Sedai se promenant au milieu des leurs – même si, peut-être sagement, ils gardaient leurs raisons pour eux. Ils marchaient sur Tar Valon pour déposer l’usurpatrice du Siège de l’Amyrlin et mettre Egwene à sa place, mais peu d’hommes étaient à l’aise autour des Aes Sedai. Peu de femmes également.
En tant que Gardienne, Sheriam n’aurait été que trop heureuse de décharger Egwene de ces problèmes mineurs. Elle le lui avait dit, lui expliquant qu’ils n’étaient vraiment pas dignes d’elle, et que l’Amyrlin ne devait pas perdre son temps avec des vétilles. Siuan, en revanche, disait qu’une bonne Amyrlin devait prêter attention aux détails, sans refaire le travail de douzaines de sœurs et de secrétaires, mais en vérifiant quelque chose de différent tous les jours. Ainsi elle avait une bonne idée de ce qui se passait et de ce dont on avait besoin avant que quelqu’un n’arrive en courant pour lui signaler une crise prête à éclater. Ainsi, elle savait d’où le vent soufflait, disait Siuan. Il lui avait fallu des semaines avant que ces rapports ne lui parviennent, et Egwene savait que si elle les laissait passer sous le contrôle de Sheriam, elle ne serait plus jamais au courant des problèmes, sauf quand ils seraient réglés depuis longtemps.