Le silence s’étira entre chaque feuille de la liasse.
Elles n’étaient pas seules. Chesa, assise sur des coussins dans un coin de la tente, parla.
— Trop peu de lumière est mauvais pour les yeux, murmura-t-elle, comme pour elle seule, levant dans sa main un bas de soie d’Egwene qu’elle reprisait. Vous ne me prendrez jamais à m’abîmer les yeux avec si peu de lumière.
Presque corpulente et avec une lueur malicieuse dans l’œil et un joyeux sourire, la servante d’Egwene essayait toujours de glisser un conseil à l’Amyrlin comme si elle se parlait à elle-même. Elle aurait pu être au service d’Egwene depuis vingt ans au lieu de deux mois, et être trois fois plus âgée qu’elle au lieu de seulement deux. Ce soir, Egwene la soupçonna de parler pour meubler les silences. Il y avait une certaine tension dans le camp depuis l’évasion de Logain. Un homme qui pouvait canaliser, abrité et sous bonne garde, pourtant il s’était évanoui comme un rêve. Tout le monde était nerveux, se demandant comment il avait fait, où il était, et ce qu’il avait l’intention d’entreprendre. Egwene souhaitait plus que personne savoir où se trouvait Logain.
Tapant sa liasse de la main, Sheriam lança un regard noir à Chesa ; elle ne comprenait pas comment Egwene acceptait la présence de sa servante à ces réunions, et encore moins pourquoi elle la laissait bavarder librement. Il ne lui était sans doute pas venu à l’idée que la présence de Chesa et son bavardage inattendu la perturbaient, juste assez pour aider Egwene à éluder les conseils qu’elle ne voulait pas suivre, et à remettre les décisions qu’elle ne voulait pas prendre, du moins pas comme Sheriam l’aurait voulu. L’idée n’était sûrement pas venue à Chesa ; elle sourit d’un air d’excuse, et se remit à son raccommodage, murmurant parfois entre ses dents.
— Si nous continuons ainsi, Mère, nous pourrons peut-être terminer avant l’aube, dit Sheriam.
Fixant la page suivante, Egwene se frictionna les tempes. Chesa avait peut-être raison au sujet de la lumière. Une nouvelle migraine se préparait. Mais elle venait peut-être seulement de ce qu’il y avait sur la page, détaillant l’argent qu’il leur restait. Les histoires qu’elle avait lues ne mentionnaient jamais les fonds qu’il fallait pour entretenir une armée. Épinglées à la page, deux notes provenant de deux Députées, Romanda et Lelaine, suggéraient de payer les soldats moins fréquemment, en fait, de les payer moins. Elles faisaient plus que suggérer, d’ailleurs, de même que Romanda et Lelaine étaient plus que de simples Députées à l’Assemblée. Beaucoup de sœurs suivaient toujours leurs propositions, alors que la seule Députée sur laquelle Egwene pouvait compter était Delana, qui ne la soutenait pas en tout. Il était rare que Romanda et Lelaine soient d’accord sur quoi que ce fût, et elles auraient pu trouver difficilement une proposition pire. Certains soldats lui avaient juré allégeance, mais la plupart étaient là pour la paye, et peut-être l’espoir du pillage.
— Les soldats seront payés comme avant, marmonna Egwene, froissant les deux notes.
Elle ne laisserait pas son armée se débander, pas plus qu’elle ne permettrait le pillage.
— À vos ordres, Mère, dit Sheriam, les yeux brillants de plaisir.
Elle voyait sans doute clairement les difficultés – quiconque la croyait stupide se préparait de mauvaises surprises – mais elle avait un gros défaut. Si Romanda ou Lelaine annonçaient que le soleil se levait, il y avait de grandes chances que Sheriam prétendît qu’il se couchait ; elle avait eu presque autant d’influence à l’Assemblée qu’elles en avaient maintenant à elles deux, peut-être plus, avant qu’elles ne se liguent pour y mettre un terme. Le contraire était vrai également ; avant même de réfléchir, elles étaient contre tout ce que Sheriam proposait. Ce qui, l’un dans l’autre, avait son utilité.
Egwene tambourina des doigts sur la table, mais elle se força à se calmer. Il fallait trouver de l’argent – n’importe où, n’importe comment – mais Sheriam ne devait pas voir qu’elle s’inquiétait.
— La nouvelle fera l’affaire, murmura Chesa à son raccommodage. Les Tairens sont toujours prétentieuses, bien sûr, mais Selame sait ce qu’on exige de la servante d’une dame. Meri et moi, on la mettra au courant.
Sheriam leva les yeux au ciel avec irritation.
Egwene sourit intérieurement. Egwene al’Vere avec trois servantes, c’était aussi incroyable que l’étole. Mais le sourire ne dura que le temps d’un battement de cœur. Les servantes, il fallait les payer, elles aussi. Très peu, par comparaison avec trente mille soldats, et l’Amyrlin pouvait difficilement laver son linge et raccommoder ses draps elle-même, mais Chesa lui aurait largement suffi. Si elle avait eu le choix. Moins d’une semaine plus tôt, Romanda avait décidé qu’il fallait une autre servante à l’Amyrlin, et elle avait trouvé Meri parmi les réfugiés repliés dans tous les villages jusqu’à ce qu’on les en chasse, et, pour ne pas être en reste, Lelaine avait repéré Selame au même endroit. Les deux femmes s’étaient retrouvées tassées dans la petite tente de Chesa avant qu’Egwene fût au courant de leur existence.
Le principe était mauvais : trois servantes, alors qu’à mi-chemin de Tar Valon, il n’y avait déjà plus d’argent pour payer les soldats, et deux servantes choisies sans qu’elle ait eu son mot à dire ; d’autant plus qu’elle en avait encore une autre, bien qu’elle ne fût pas payée. Tout le monde croyait que Marigan était la servante de l’Amyrlin.
Sous le rebord de la table, elle tâta son aumônière, sentit le bracelet à l’intérieur. Elle devait le porter plus souvent ; c’était son devoir. Ses mains toujours sous la table, elle sortit le bracelet et le glissa à son poignet, bandeau d’argent fait de telle sorte qu’une fois refermé, le fermoir devenait invisible. Fabriqué à l’aide du Pouvoir Unique, il se boucla avec un claquement sec, et elle faillit l’ôter aussitôt.
Une émotion s’insinua dans une poche de son esprit, émotion et conscience éveillées, ténues, comme s’il ne s’agissait que d’une illusion ; mais ce n’était pas une illusion ; ce n’était que trop réel. Étant la moitié d’un a dam, le bracelet créait un lien entre elle et la femme qui portait l’autre moitié, collier d’argent qu’elle ne pouvait pas ôter elle-même. Elles constituaient un cercle de deux personnes, sans embrasser la saidar, Egwene dirigeant toujours grâce au bracelet. « Marigan » dormait maintenant, les pieds endoloris d’avoir marché tout le jour et les jours précédents, mais même dans son sommeil, elle suintait la peur ; seule la haine rivalisait avec l’effroi dans les émotions qui transitaient par l’a’dam. La répugnance d’Egwene à porter le bracelet venait de ce que la terreur de la femme la tenaillait sans discontinuer, de ce qu’elle avait autrefois porté la partie collier d’un a’dam, et qu’elle connaissait la femme à l’autre bout du lien. Elle détestait ce contact avec elle.
Au camp, seules trois femmes savaient que Moghedien était une prisonnière, cachée au milieu des Aes Sedai. Si cela venait à se savoir, Moghedien serait jugée, désactivée et exécutée. Si cela se savait, sans doute qu’Egwene la suivrait de près, de même que Siuan et Leane, elles aussi dans le secret. Au mieux, on la dépouillerait de l’étole.
Pour avoir soustrait une Réprouvée à la justice, pensa-t-elle sombrement. J’aurai de la chance si elles ne font que me rétrograder au rang d’Acceptée. Machinalement, elle tripotait l’anneau d’or qu’elle portait à l’index droit, et représentant le Grand Serpent.
Mais par ailleurs, quelque juste que fût ce châtiment il était peu vraisemblable. On lui avait enseigné que la plus sage des sœurs était toujours choisie comme Siège de l’Amyrlin, mais elle savait qu’il n’en était rien. Le choix d’une Amyrlin était aussi violemment controversé que l’élection d’un maire aux Deux Rivières, peut-être davantage ; personne n’osait se présenter contre son père au Champ d’Emond, mais elle avait entendu parler de certaines élections à Deven Ride et à Taren Ferry. Siuan avait été élevée au rang d’Amyrlin uniquement parce que les trois précédentes étaient mortes après n’avoir exercé leurs fonctions que quelques années. L’Assemblée voulait quelqu’un de jeune. Parler de son âge à une sœur était aussi grossier que la gifler, mais elle commençait à se faire une idée de la longévité des Aes Sedai. Une sœur était rarement choisie comme Députée avant d’avoir porté le châle soixante-dix ou quatre-vingts ans au moins, et les Amyrlins encore plus longtemps en général. Souvent beaucoup plus longtemps. Alors, quand quatre sœurs, devenues Aes Sedai moins de cinquante ans plus tôt, avaient obtenu un nombre égal de voix, mettant l’Assemblée dans l’impasse, et que Seaine Hermon en avait proposé une n’ayant porté le châle que dix ans, ce fut sans doute l’épuisement autant que les qualifications administratives de Siuan qui lui avaient valu son élection.