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De nouveau, Sheriam la regarda de travers, mais au bout d’un moment, toute sa force l’abandonna. Ou plutôt, une tension fit place à une autre. Elle regarda Egwene, puis opina à contrecœur. Elle grimaça, et aurait continué à éluder s’il n’avait pas été évident qu’Egwene ne le tolérerait pas. Au camp, la plupart des sœurs croyaient maintenant à l’Ajah Noire, mais après avoir nié son existence pendant plus de trois mille ans, c’était une croyance branlante. Pratiquement aucune n’ouvrait la bouche sur ce sujet, quelles que fussent ses convictions.

— Mère, la question est de savoir ce qui se passera quand l’Assemblée sera au courant, poursuivit Siuan.

De nouveau, elle semblait réfléchir tout haut.

— Je ne vois aucune sœur acceptant l’excuse qu’elle ne pouvait pas être informée parce qu’elle aurait pu être du parti d’Elaida. Quant à la possibilité qu’elle soit une Ajah Noire… Oui, je crois qu’elles seront très contrariées.

Sheriam pâlit légèrement. Ce fut miracle qu’elle ne devînt pas livide.

« Contrariées » était un mot bien faible. Oui, Sheriam devrait affronter bien plus que de la contrariété si cela venait à se savoir.

C’était le moment de pousser son avantage, mais une autre question se présenta à l’esprit d’Egwene. Si Sheriam et ses amies avaient envoyé – comment dire ? pas des espionnes ? plutôt des furets, comme ceux qui pourchassent les rats dans les murs – si Sheriam avait envoyé des furets à la Tour Blanche, est-ce que…

Une douleur fulgurante, dans cette poche d’émotion à l’arrière de sa tête, fit tout voler en éclats. Si elle l’avait ressentie directement, elle aurait été assommée. Elle eut les yeux exorbités par le choc. Un homme capable de canaliser touchait le collier de Moghedien ; c’était un lien auquel aucun homme ne pouvait participer. Douleur, et quelque chose d’inconnu chez Moghedien. Espoir. Puis tout disparut, l’éveil, l’émotion. Moghedien n’avait plus le collier.

— Je… J’ai besoin d’un peu d’air, parvint-elle à articuler. Sheriam fit mine de se lever, et Siuan aussi, mais elle leur fit signe de se rasseoir.

— Non, je veux être seule, dit-elle vivement. Siuan, découvre tout ce que sait Sheriam sur les furets. Par la Lumière, sur les dix femmes, je veux dire.

Toutes deux la regardèrent, médusées, mais, la Lumière soit louée, aucune ne la suivit quand elle arracha la lampe à son crochet et sortit en hâte.

Il n’aurait pas été convenable qu’on voie l’Amyrlin courir, mais elle n’en était pas loin, retroussant d’une main sa jupe divisée de son mieux, et partant au petit trot. La lune brillait dans un ciel sans nuages, projetant des ombres sur les tentes et les chariots. Au camp, la plupart dormaient, mais quelques feux continuaient à brûler ici et là. Une poignée de Liges veillaient encore, et quelques domestiques. Tous la verraient si elle courait. La dernière chose qu’il lui fallait, c’était que quelqu’un vienne lui proposer son aide. Elle réalisa qu’elle haletait, non d’épuisement, mais d’anxiété.

Passant la tête et la lanterne dans la petite tente de « Marigan », elle la trouva vide. Les couvertures qui composaient sa paillasse gisaient en tas sur le sol, arrachées par quelqu’un de pressé.

Et si elle avait été encore là ? se demanda-t-elle. Sans le collier, et peut-être avec celui qui l’avait libérée ? Frissonnante, elle se retira lentement. Moghedien avait de bonnes raisons de la détester personnellement, et l’unique sœur capable d’affronter seule une Réprouvée, quand elle pouvait canaliser, se trouvait à Ebou Dar. Moghedien aurait pu tuer Egwene sans que personne s’en aperçoive. Même si une sœur l’avait sentie canaliser, cela n’aurait pas éveillé les soupçons. Pire, Moghedien aurait pu ne pas la tuer. Et personne n’aurait rien su avant de s’apercevoir qu’elles avaient disparu toutes les deux.

— Mère, dit Chesa derrière elle, vous ne devriez pas sortir la nuit. L’air nocturne est mauvais. Si vous aviez besoin de « Marigan », je pouvais aller la chercher.

Egwene faillit sursauter. Elle n’avait pas remarqué que Chesa la suivait. Elle observa les gens autour des feux les plus proches. Ils s’étaient rassemblés pour la compagnie, pas pour la chaleur par cette canicule ; ils étaient assez loin, mais quelqu’un avait peut-être vu qui entrait dans la tente de « Marigan ». Elle avait très peu de visiteurs, jamais d’hommes. Un homme avait pu être remarqué.

— Je crois qu’elle s’est enfuie, Chesa.

— Quelle méchante femme ! s’exclama Chesa. J’ai toujours trouvé qu’elle avait une langue de vipère et des yeux de serpent. S’en aller comme une voleuse après que vous l’avez recueillie ! Sans vous, elle mourrait de faim au bord d’une route. Quelle ingrate !

Elle suivit Egwene jusqu’à la tente où elle dormait, babillant sur la méchanceté en général et l’ingratitude de « Marigan » en particulier, et donnant son avis sur la façon de traiter cette engeance, qui allait de les déplacer jusqu’à ce qu’elles s’assagissent, jusqu’à les congédier avant qu’elles ne se sauvent, le tout entremêlé de remarques conseillant à Egwene de vérifier si elle avait encore tous ses bijoux.

Egwene l’entendit à peine, l’esprit en ébullition. Ce ne pouvait pas être Logain, non ? Il ne pouvait pas être au courant au sujet de Moghedien, et encore moins venir la libérer. Non ? Ces hommes que Rand rassemblait, ces Asha’man. Dans chaque village, la rumeur parlait des Asha’man et de la Tour Noire. La plupart des sœurs affectaient l’indifférence à l’égard de douzaines d’hommes capables de canaliser réunis en un même lieu – les pires histoires devaient être exagérées ; les rumeurs exagéraient toujours – mais Egwene se crispait de peur chaque fois qu’elle pensait à eux. Un Asha’man aurait pu… Mais pourquoi ? Comment en aurait-il su plus que Logain ?

Elle essayait d’éluder la seule conclusion raisonnable. Quelque chose de pire que le retour de Logain, ou des Asha’man. Un Réprouvé avait libéré Moghedien. Rahvin était mort de la main de Rand, selon Nynaeve ; et il avait aussi tué Ishamael, ou du moins le semblait-il. Et Aginor et Baltharnel. Moiraine avait tué Be’lal. Ce qui ne laissait qu’Asmodean, Demandred, et Sammael parmi les hommes. Sammael était en Illian. Personne ne savait où étaient les autres, ni où se trouvaient les femmes qui avaient survécu. Moiraine avait aussi éliminé Lanfear, ou plutôt, elles s’étaient éliminées réciproquement, mais toutes les autres femmes étaient vivantes, à ce qu’on en savait. Oublie les femmes. C’était un homme. Lequel ? Des plans étaient faits depuis longtemps pour le cas où un Réprouvé se serait attaqué au camp. Seule, aucune sœur n’était de taille à vaincre un Réprouvé, mais liées en cercle, c’était une autre histoire, et tout Réprouvé s’introduisant dans le camp se trouverait entouré de par ces cercles. Une fois qu’elles auraient réalisé à qui elles avaient affaire. Pour une raison inconnue, les Réprouvés n’affichaient aucun signe de vieillissement. Cela venait peut-être de leur lien avec le Ténébreux. Ils…

Elle atermoyait. Il fallait réfléchir clairement.

— Chesa ? Trouve-moi Siuan et Leane. Dis-leur de venir dans ma tente. Et que personne ne t’entende.

Avec un grand sourire, Chesa fit la révérence et détala. Elle pouvait difficilement ignorer les courants qui tournoyaient autour d’Egwene, mais elle trouvait amusants les complots et les intrigues. Pourtant, elle ne les connaissait que superficiellement. Egwene ne doutait pas de sa loyauté, mais l’avis de Chesa sur ce qui était amusant changerait sans doute si elle prenait conscience de la profondeur de ces courants.

Dans la tente, elle alluma les lampes à huile par canalisage, et souffla la lanterne qu’elle posa soigneusement dans un coin. Peut-être qu’elle devait réfléchir clairement, mais elle avait toujours l’impression de trébucher dans le noir.