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Une paire de brochets argentés

Egwene était assise dans son fauteuil – l’un des seuls fauteuils du camp digne de ce nom, orné d’une simple gravure, comme un fauteuil de paysan, assez large et confortable pour qu’elle n’éprouve que peu de remords à l’idée du précieux espace qu’il prenait dans un chariot – elle était assise, donc, s’efforçant de rassembler ses idées, quand Siuan écarta brusquement les rabats de la tente et entra. Elle n’était pas contente.

— Par la Lumière, pourquoi vous êtes-vous enfuie ?

Sa voix n’avait pas changé avec son visage, et elle avait l’habitude de réprimander les meilleures, même si c’était d’un ton respectueux. À peine respectueux. Ses yeux bleus ne changèrent pas non plus ; perçants comme les alênes d’un sellier.

— Sheriam m’a écartée comme une mouche.

Sa bouche remarquablement délicate se crispa d’amertume.

— Elle est sortie presque en même temps que vous. Réalisez-vous qu’elle était en votre pouvoir ? En tout cas, elle le réalise, elle. Elle, Anaiya, Morvrine et les autres. Vous pouvez être sûre qu’elles vont passer la nuit à écoper et à colmater les fuites. Elles peuvent réussir. Je ne vois pas comment, mais c’est possible.

À peine avait-elle terminé que Leane entra. Grande et mince, son visage cuivré était aussi juvénile que celui de Siuan, et pour la même raison ; et elle était également bien assez âgée pour être la mère d’Egwene. Elle jeta un seul regard sur Siuan, et leva les bras au ciel, aussi haut que le permettait le plafond de la tente.

— Mère, c’est un risque stupide.

Ses yeux passèrent de rêveurs à flamboyants, mais sa voix conservait un ton languissant même quand elle était irritée. Autrefois, le ton était énergique.

— Si quiconque nous voit ensemble, Siuan et moi…

— Si tout le camp apprend que vos chamailleries ne sont que supercheries, je m’en moque, intervint sèchement Egwene, tissant une petite barrière autour d’elles trois contre les oreilles indiscrètes.

Barrière qui pouvait être franchie avec le temps, mais pas sans qu’elle s’en aperçoive si elle continuait le tissage au lieu de le terminer.

Elle ne s’en moquait pas, et peut-être n’aurait-elle pas dû les convoquer ensemble, mais sa première pensée à peu près cohérente avait été de faire appel aux deux seules sœurs sur qui elle pouvait compter. Dans le camp, personne n’avait le moindre soupçon. Tout le monde savait que l’ancienne Amyrlin et son ancienne Gardienne se détestaient, autant que Siuan détestait son rôle de tutrice auprès d’Egwene. Si une sœur découvrait la vérité, elles se retrouveraient sans doute à faire pénitence. Et une sévère pénitence – les Aes Sedai appréciaient moins que personne de passer pour des imbéciles ; des rois l’avaient même payé cher. Mais dans l’intervalle, leur prétendue animosité leur donnait un certain ascendant sur les sœurs, y compris sur les Députées. Si toutes les deux disaient la même chose, il n’y avait pas à discuter. Un autre effet secondaire de la désactivation avait une certaine utilité, que toutes ignoraient. Elles n’étaient plus liées par les Trois Serments ; maintenant, elles pouvaient mentir comme des arracheurs de dents.

Intrigues et tromperies de tous les côtés. Le camp ressemblait à un marais fétide où d’étranges plantes poussaient dans le brouillard. Il en était peut-être ainsi partout où les Aes Sedai se rassemblaient. Après trois mille ans de complots, même s’ils étaient nécessaires, il n’était pas étonnant que l’intrigue soit devenue une seconde nature chez la plupart des sœurs, et ne fût à un cheveu d’affecter les autres. Le pire, c’est qu’elle commençait à aimer ces machinations. Pas pour elles-mêmes, mais en tant que puzzles. Ce qu’on disait d’elle, elle ne voulait pas le savoir. Enfin, elle était Aes Sedai, quoi qu’en pensât quiconque, et elle devait en accepter le bon avec le mauvais.

— Moghedien s’est évadée, poursuivit-elle sans faire de pause. Un homme lui a ôté l’a’dam. Un homme qui peut canaliser. Je pense que l’un ou l’autre a emporté le collier ; il n’était plus dans la tente. Il y a peut-être un moyen de le retrouver à l’aide du bracelet, mais si ce moyen existe, je ne le connais pas.

Elles perdirent aussitôt leur raideur. Les jambes de Leane se dérobèrent et elle tomba comme un sac sur le tabouret de Chesa. Siuan s’assit lentement sur le lit de camp, très droite, mains immobiles sur les genoux. De façon incongrue, Egwene remarqua que sa robe avait de petites fleurs bleues brodées en un grand labyrinthe tairen au bas de sa jupe divisée, qui faisaient disparaître la coupure quand elle ne bougeait pas. Une autre bande semblable ornait joliment le corsage. D’un côté, cette attention à sa tenue – que ses vêtements soient jolis et non simplement convenables – représentait un changement mineur ; mais d’un autre côté, c’était un changement aussi radical que celui de son visage. Et déconcertant. Siuan n’aimait pas le changement, et y résistait. Sauf cette fois.

En revanche, Leane, en vraie Aes Sedai, embrassait ce qui changeait. Redevenue jeune – Egwene avait entendu une Jaune s’exclamer avec émerveillement qu’elles étaient toutes les deux en âge de procréer –, elle n’aurait peut-être jamais été Gardienne, n’aurait jamais eu d’autre visage. L’image même de l’esprit pratique et de l’efficacité devenait l’idéal pour une femme domanie, séduisante et indolente. Même sa robe d’équitation était coupée à la mode de son pays natal, et peu importait si la soie, si fine qu’elle en était transparente, n’était pas plus pratique que sa couleur vert pâle ne l’était pour voyager sur les routes poussiéreuses. Sachant que la désactivation avait rompu tous ses liens et associations précédents, Leane avait choisi l’Ajah Verte, au lieu de retourner chez les Bleues. Changer d’Ajah ne se faisait pas, mais il faut dire qu’aucune n’avait jamais été désactivée avant elle, et jamais Guérie non plus. Siuan était retournée chez les Bleues, protestant contre l’impératif idiot de « solliciter et implorer l’acceptation », selon la formule consacrée.

— Oh, par la Lumière ! s’écria Leane, s’affalant sur le tabouret avec beaucoup moins de grâce qu’à l’habitude. Nous aurions dû la mettre en jugement dès le premier jour. Rien de ce qu’elle nous a appris n’a assez de valeur pour la lâcher de nouveau sur le monde. Rien !

Elle était en état de choc, sinon, elle n’aurait pas énoncé l’évidence. Quelle que fût son apparence, son esprit n’avait rien d’indolent. Extérieurement, les femmes domanies étaient peut-être séduisantes et languissantes, mais elles comptaient partout au nombre des commerçantes les plus avisées.

— Sang et cendres ! Nous aurions dû la faire surveiller ! gronda Siuan entre ses dents.

Egwene haussa les sourcils. Siuan devait être aussi secouée que Leane.

— Par qui, Siuan ? Par Faolaine ? Theodrine ? Elles ne savent même pas que vous êtes de mon parti.

Son parti ? Cinq femmes. Et Faolaine et Theodrine n’en étaient pas des adhérentes enthousiastes, surtout Faolaine. Nynaeve et Elayne en étaient membres aussi, bien entendu, de même que Birgitte, bien qu’elle ne fût pas Aes Sedai, mais elles étaient loin. La discrétion et la ruse étaient toujours ses atouts majeurs. Plus le fait que personne ne s’attendait à ruse et discrétion de sa part.

— Comment aurais-je pu expliquer à quiconque qu’il fallait surveiller ma servante ? Et d’ailleurs, quel bien en aurait-il résulté ? C’était forcément l’un des Réprouvés. Croyez-vous vraiment que Faolaine et Theodrine auraient pu l’arrêter à elles deux ? Je ne suis pas certaine que je l’aurais pu, moi, même liée avec Romanda et Lelaine.