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Comme d’habitude, la Prophétie la laissa tremblante et hors d’haleine. Elle se força à rester droite et immobile, à respirer lentement ; elle ne laissait jamais personne voir ses faiblesses. Mais Alviarine… Ses yeux s’ouvraient aussi grands qu’ils pouvaient s’ouvrir, sa bouche béait, comme si elle avait oublié les mots qu’elle voulait prononcer. Une feuille s’échappa de ses papiers, et faillit tomber avant qu’elle ne la rattrape. Cela la ramena à elle. En un éclair, elle reprit son masque impassible, image parfaite du calme d’une Aes Sedai, mais elle avait été ébranlée de la tête aux pieds. Oh ! très bien. Qu’elle remâche la certitude de la victoire d’Elaida. Qu’elle la remâche et s’y casse les dents.

Elaida prit une profonde inspiration, et se rassit à sa table, repoussant de côté le poisson d’ivoire cassé pour ne plus le voir, il était temps d’exploiter sa victoire.

— Nous avons du travail aujourd’hui, ma fille. Le premier message sera pour Dame Caraline Damodred…

Elaida exposa son plan, développant ce qu’Alviarine en savait, révélant ce qu’elle ne savait pas, parce qu’une Amyrlin devait au moins travailler par l’intermédiaire de sa Gardienne, quelle que fût sa haine à son égard. C’était un plaisir d’observer les yeux d’Alviarine, de la voir se demander quoi d’autre elle ignorait. Mais tandis qu’Elaida commandait, divisait et attribuait le monde entre l’océan d’Aryth et l’Échine du Monde, batifolait dans son esprit l’image du jeune al’Thor en route vers elle comme un ours en cage, qui apprendrait à danser s’il voulait dîner.

Les Chroniques ne pourraient guère enregistrer les années de la Dernière Bataille sans mentionner le Dragon Réincarné, mais elle savait qu’un nom serait écrit plus gros que tous les autres. Elaida do Avriny a’Roihan, fille cadette d’une Maison mineure, resterait dans l’histoire comme la plus grande et la plus puissante Siège de l’Amyrlin de tous les temps. La femme la plus puissante de l’histoire du monde. La femme qui avait sauvé l’humanité.

Les Aiels embusqués dans un repli des basses collines brunes ressemblaient à des statues, ignorant les rideaux de poussière poussés par les rafales de vent. À cette époque de l’année, une épaisse couche de neige aurait dû recouvrir le sol, mais cela ne les troublait pas ; aucun n’avait jamais vu de la neige. Et cette chaleur de four, alors que le soleil n’avait pas encore atteint son zénith, était plus douce que celle régnant chez eux. Leur attention restait fixée sur une hauteur au sud de leur position, attendant le signal qui annoncerait l’arrivée de la destinée des Aiels Shaidos.

Extérieurement, Sevanna était comme les autres, sauf qu’elle était entourée d’un cercle de Vierges, assises sur leurs talons, leurs voiles cachant déjà leurs visages jusqu’aux yeux. Elle attendait, plus impatiemment qu’elle ne le laissait paraître. C’était la première raison pour laquelle elle commandait et que les autres suivaient. La seconde était qu’elle voyait ce qui pouvait arriver si on refusait de se laisser lier les mains par des coutumes désuètes et une tradition dépassée.

Tournant brièvement ses yeux verts sur la gauche, elle vit douze hommes et une femme, tous pourvus d’un bouclier en cuir de taureau et de deux ou trois épées courtes, et vêtus du cadin’sor gris et brun qui se fondait aussi bien dans ce terrain qu’en Terre Triple. Efalin, ses cheveux grisonnants cachés par la shoufa enroulée autour de sa tête, regardait de temps en temps vers Sevanna ; si l’on pouvait dire d’une Vierge de la Lance qu’elle était mal à l’aise, Efalin l’était. Certaines Vierges Shaidos étaient parties vers le sud, pour se joindre aux imbéciles gambadant autour de Rand al’Thor, et Sevanna était sûre que les autres en parlaient. Efalin devait se demander si fournir à Sevanna une escorte de Vierges, comme si elle avait été Far Dareis Mai en personne, suffisait à compenser cela. Au moins, Efalin savait qui détenait le vrai pouvoir.

Comme Efalin, les hommes commandaient les guerriers Shaidos, et ils s’observaient quand leurs regards quittaient la hauteur. Surtout Maeric le trapu, qui était Seia Doon, et Bendhuin le balafré, de Far Aldazar Din. Dès demain, rien n’empêcherait plus les Shaidos d’envoyer un homme à Rhuidean pour devenir chef du clan, s’il survivait. Jusque-là, Sevanna parlait en chef de clan, vu qu’elle était la veuve du dernier chef. Des deux derniers chefs. Et que leurs paroles étouffent ceux qui grommelaient qu’elle portait malheur.

Ses bracelets d’ivoire et d’or cliquetèrent doucement quand elle remonta le châle noir sur ses bras et ajusta ses colliers. La plupart étaient aussi en ivoire et en or, mais il y en avait un tout en perles et rubis qui avait appartenu à une noble des Terres Humides – maintenant, cette femme était vêtue de blanc et fourrageait avec d’autres gai’shaines dans la montagne qu’on appelle la Dague-du-Meurtrier-des-Siens – avec un rubis gros comme un petit œuf de poule niché entre ses seins. Les Terres Humides avaient livré un riche butin. Le soleil enflammait d’un feu vert une grosse émeraude à son doigt ; les bagues étaient une coutume des Terres Humides qu’il valait la peine d’adopter, indépendamment des regards qu’elles provoquaient souvent. Elle en aurait d’autres, si elles égalaient celle-ci en magnificence.

La plupart des hommes pensaient que Maeric ou Bendhuin seraient les premiers à être autorisés par les Sagettes à tenter leur chance à Rhuidean. Dans ce groupe, seule Efalin soupçonnait que personne ne le serait ; soupçonnait seulement ; elle était assez astucieuse pour n’exprimer ses soupçons qu’avec circonspection à Sevanna, et à personne d’autre. Leurs esprits avaient du mal à concevoir la possibilité d’abandonner l’ancien, et en vérité, si Sevanna était impatiente d’adopter la nouveauté, elle avait conscience qu’elle devait les y amener lentement. Beaucoup de choses avaient déjà changé depuis que les Shaidos avaient traversé le Mur du Dragon pour entrer dans les Terres Humides – encore humides comparées à la Terre Triple – mais bien d’autres changeraient. Quand Rand al’Thor serait entre ses mains, quand elle aurait épousé le Car’a’carn, le chef des chefs de tous les Aiels – cette sottise de Dragon Réincarné était une imbécillité des Terres Humides –, il y aurait une nouvelle façon de nommer les chefs de clans et aussi les chefs de tribus. Peut-être même les chefs des sociétés de guerriers. Rand al’Thor les désignerait. Sur son conseil, naturellement. Et ce ne serait qu’un début. La coutume des Terres Humides de transmettre son rang à ses enfants, et aux enfants de ses enfants, par exemple.

Le vent forcit un moment, soufflant vers le sud. Il couvrirait le bruit des chevaux et des chariots des Terres Humides.

De nouveau, elle ajusta son châle, puis fit la grimace. Elle devait dissimuler sa nervosité à tout prix. Un coup d’œil sur sa droite calma aussitôt ses inquiétudes. Plus de deux cents Sagettes shaidos s’y trouvaient, et en général, elles l’auraient observée comme autant de vautours, mais leurs yeux étaient tous fixés sur la colline. Plus d’une ajustait son châle avec inquiétude ou lissait sa jupe volumineuse. Les lèvres de Sevanna se retroussèrent en un rictus. De la sueur perlait sur plus d’un visage. De la sueur ! Elles qui se piquaient de garder leur sang-froid en toute circonstance !

Tous se raidirent légèrement quand un jeune Sovin Nai apparut au-dessus d’eux, abaissant son voile en dégringolant la pente. Il se dirigea droit vers elle, comme il convenait, mais à son irritation, il éleva suffisamment la voix pour que tous l’entendent.