Ce spectacle aurait dû lui plaire – les Aes Sedai rebelles avaient acquis des Talents que la Tour Blanche croyait perdus à jamais, comme elles en avaient appris de nouveaux, et ces capacités coûteraient à Elaida le Siège de l’Amyrlin avant la fin –, pourtant, loin d’être contente, Egwene était amère. Ça n’avait rien à voir avec le fait d’être snobée. Elle continua à marcher, et les feux s’espacèrent puis disparurent ; elle était entourée des formes noires des chariots, la plupart bâchés, et de tentes luisant faiblement au clair de lune. Au-delà, les feux de l’armée escaladaient les collines. Le silence de Caemlyn lui nouait l’estomac, malgré ce qu’en pensaient les autres.
Le jour même de leur départ de Salidar, un message était arrivé, mais Sheriam n’avait pas jugé bon de le lui communiquer avant plusieurs jours, et en insistant sur la nécessité d’en garder le contenu secret. L’Assemblée savait, mais personne d’autre ne devait être au courant. Un secret de plus parmi les milliers qui infestaient le camp. Egwene était certaine qu’elle n’aurait jamais vu ce message si elle n’avait pas continuellement demandé des nouvelles de Rand. Elle s’en rappelait chacun des mots soigneusement choisis, écrits d’une petite écriture serrée sur du papier si fin que c’était miracle que la plume ne l’ait pas percé.
Nous sommes bien installés à l’auberge dont nous avons parlé, et nous avons rencontré le marchand de laine. C’est un jeune homme très remarquable, comme Nynaeve nous l’avait dit. Il s’est montré courtois. Je crois qu’il a un peu peur de nous, ce qui est à notre avantage. Tout ira bien.
Vous avez, peut-être entendu des rumeurs sur des hommes apparus ici, y compris sur un garçon de Saldaea. Ces rumeurs ne sont que trop vraies, je le crains, mais nous n’en avons vu aucun, et nous les éviterons si possible. Si on poursuit deux lièvres à la fois, tous les deux vous échappent.
Vérine et Alanna sont ici, avec quelques jeunes femmes de la même région que le marchand de laine. Alanna s’est attachée au marchand de laine, ce qui pourrait se révéler utile, bien que ce soit troublant également. Tout ira bien, j’en suis sûre.
Sheriam soulignait les bonnes nouvelles, bonnes de son point de vue. Merana, négociatrice expérimentée, était arrivée à Caemlyn et avait été bien reçue par Rand, le « marchand de laine ». Très bonne nouvelle pour Sheriam. Vérine et Alanna amèneraient des Deux Rivières certaines filles destinées à devenir novices. Sheriam était certaine qu’elles suivraient le même chemin qu’elles. Elle semblait croire qu’Egwene serait ravie de voir des filles de son village. Merana s’occuperait de tout. Merana savait ce qu’elle faisait.
— Tout ça, c’est un seau de pisse de cheval, marmonna Egwene dans la nuit.
Un garçon édenté chargé d’un grand baquet en bois, sursauta, bouche bée, tellement étonné qu’il en oublia de saluer.
Rand, courtois ? Elle avait assisté à sa première entrevue avec Coiren Saeldain, l’émissaire d’Elaida. « Dominateur » résumait très bien son attitude. Pourquoi se serait-il comporté différemment envers Merana ? Et Merana pensait qu’il avait peur, et que c’était une bonne chose. Rand était rarement effrayé, même quand il aurait dû l’être, et s’il l’était maintenant, Merana n’aurait pas dû oublier que la peur peut rendre dangereux l’homme le plus doux, ne pas oublier que Rand était dangereux de par sa nature même. Alanna s’était attachée à lui ? Egwene ne faisait pas totalement confiance à Alanna. Elle se permettait parfois des choses très bizarres, voire impétueuses, et peut-être avec des motifs cachés. Egwene la croyait très capable de s’introduire dans le lit de Rand ; il serait de l’argile molle entre les mains d’une telle femme. S’il en était ainsi, Egwene tordrait le cou à Alanna, mais ce n’était pas tout. Le pire, c’est que plus aucun des pigeons que Merana avait emportés n’avait reparu dans les colombiers de Salidar.
Merana aurait dû avoir des nouvelles à communiquer, ne fût-ce que pour dire qu’elle et le reste de l’ambassade étaient partis pour Cairhien. Ces derniers temps, les Sagettes se contentaient d’annoncer que Rand était vivant, sans plus, donnant l’impression qu’il restait assis sans rien faire. Ce qui aurait dû être un signal d’alarme. Sheriam voyait les choses différemment. Qui pouvait dire pourquoi un homme agissait comme il le faisait ? Personne, et sans doute pas l’intéressé lui-même la plupart du temps, et quand on avait affaire à un homme capable de canaliser… Le silence prouvait que tout allait bien ; si elle avait rencontré des difficultés, Merana l’en aurait informée. Elle devait être en route pour Cairhien, si elle n’y était pas déjà, et il était inutile qu’elle envoie un autre rapport avant de pouvoir annoncer la réussite de sa mission. D’ailleurs, la présence de Rand à Cairhien était déjà une sorte de réussite. L’un des objectifs de Merana, sinon le plus important, était de le faire sortir en douceur de Caemlyn, afin qu’Elayne puisse y retourner sans danger et monter sur le Trône du Lion, et les dangers de Cairhien avaient disparu. Pour incroyable que cela parût, les Sagettes disaient que Coiren et son ambassade avaient quitté la cité, pour retourner à Tar Valon. Mais peut-être pas si incroyable que ça. Il y avait là une certaine logique, étant donné le caractère de Rand, et la façon dont agissaient les Aes Sedai. Mais pour Egwene, ils se trompaient tous.
— Il faut que je le voie, marmonna-t-elle.
Une heure, et elle pouvait tout arranger. Au fond, il était toujours le Rand qu’elle avait connu.
— Il n’y a rien d’autre à faire. Je dois aller le voir.
— Ce n’est pas possible, et vous le savez.
Si Egwene ne s’était pas sévèrement contrôlée, elle aurait sursauté violemment, mais son cœur continua à battre la chamade même après avoir reconnu Leane à la clarté de la lune.
— Je croyais que vous étiez…, commença-t-elle, puis elle s’interrompit brusquement avant de prononcer le nom de Moghedien.
Leane la rejoignit et marcha près d’elle, tout en surveillant étroitement les autres sœurs. Elle n’avait pas l’excuse de Siuan pour passer du temps avec elle. Non que d’être vues ensemble une seule fois pût leur faire grand mal, mais…
« Tu ne devrais pas ne veut pas toujours dire tu ne feras pas », se remémora Egwene.
Ôtant son étole, elle la plia pour la porter d’une seule main. De loin, on pouvait prendre Leane pour une Acceptée, malgré sa robe ; beaucoup d’Acceptées n’avaient pas assez de robes blanches à bandes multicolores pour en porter une tout le temps. De loin, Egwene pouvait aussi passer pour une Acceptée. Pensée qui n’avait rien de réconfortant.
— Theodrine et Faolaine posent des questions autour de la tente de « Marigan », Mère. Elles n’étaient pas spécialement ravies. Pour moi, j’ai bien joué mon rôle, boudant de mon mieux pour montrer que j’étais mécontente d’être utilisée comme messagère, et Theodrine a dû arrêter Faolaine qui me reprochait sévèrement cette attitude.
Elle rit doucement. Les situations qui faisaient grincer des dents à Siuan l’amusaient en général. Elle était choyée par la plupart des autres sœurs pour la façon dont elle s’était adaptée.
— Bien, bien, dit distraitement Egwene. Merana a fait un faux pas quelque part, Leane, ou il ne resterait pas à Cairhien, et elle ne garderait pas le silence.
Au loin, un chien aboya à la lune, et d’autres lui répondirent, jusqu’à ce qu’ils soient réduits au silence par des ordres qu’elle ne comprit pas tout à fait, peut-être heureusement. Certains soldats avaient des chiens ; il n’y en avait aucun au camp des Aes Sedai. Des chats, oui, mais aucun chien.