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Elles clignèrent des yeux de surprise. Egwene avait l’estomac noué. D’indignation. Après tout ce qu’elle avait supporté ce soir, voilà qu’elle était confrontée au chantage de ces… ? Elle ne trouva pas de mot assez vif Elayne en aurait trouvé ; Elayne écoutait les palefreniers, les cochers et leurs pareils, et mémorisait les mots qu’elle aurait dû refuser d’entendre. Dépliant l’étole rayée, Egwene la drapa avec soin sur ses épaules.

— Je crois que vous ne comprenez pas, Mère, dit précipitamment Nicola.

Elle essayait juste de faire accepter de force son point de vue, sans crainte aucune.

— Je m’inquiétais simplement, pensant que si quelqu’un découvrait que vous aviez…

Egwene ne la laissa pas terminer.

— Oh ! je comprends très bien, mon enfant.

Cette imbécile était une enfant, quel que fût son âge. Un certain nombre des novices les plus âgées causaient parfois des problèmes, généralement sous forme d’insolence envers les Acceptées qui les instruisaient, mais même les plus sottes avaient assez de bon sens pour éviter toute insolence envers les sœurs. Le toupet de cette femme attisa sa colère jusqu’à la rage aveugle. Elles étaient toutes les deux plus grandes qu’elle, bien que de peu, mais elle planta ses poings sur ses hanches, se redressant de toute sa taille, et elles reculèrent comme si elle les avait dominées de très haut.

— Savez-vous que c’est très grave de porter des accusations contre une sœur, surtout pour des novices ? Des accusations basées sur une conversation entre deux hommes maintenant à un millier de miles d’ici, et que vous avez surprise par hasard ? Tiana vous écorcherait vives et vous ferait nettoyer les marmites jusqu’à la fin de votre vie.

Nicola continuait à tenter de placer un mot – des excuses, semblait-il cette fois, assorties de protestations qu’Egwene ne saisissait pas, en une tentative désespérée de rattraper leur bévue –, mais Egwene l’ignora et pivota vers Areina, qui recula d’un autre pas, s’humectant les lèvres, l’air hésitant.

— Ne croyez pas que vous allez vous en sortir comme ça, vous non plus. Même un Chasseur-en-Quête-du-Cor peut comparaître devant Tiana dans un cas pareil. Si vous avez assez de chance pour ne pas être fouettée, attachée au brancard d’un chariot, comme on fait pour les soldats pris à voler. De toute façon, vous serez jetée sur la route, avec vos marques de fouet pour toute compagnie.

Prenant une profonde inspiration, Egwene croisa les mains sur sa taille. Blotties l’une contre l’autre, elles ne tremblaient pas, mais elles semblaient assagies. Elle espéra que ces yeux baissés, ces épaules avachies et ces pieds nerveux n’étaient pas une feinte. Elle aurait dû les envoyer à Tiana immédiatement. Elle n’avait aucune idée du châtiment encouru pour une tentative de chantage sur le Siège de l’Amyrlin, mais être chassées du camp lui paraissait peu sévère. Dans le cas de Nicola, ce renvoi devrait attendre que ses monitrices lui en ait enseigné assez sur le canalisage pour qu’elle ne nuise pas par accident à elle ou à d’autres. Mais une fois cette accusation portée contre elle, Nicola Treehill ne serait jamais Aes Sedai ; tout son potentiel serait perdu.

Sauf… Toute femme surprise à se faire passer pour Aes Sedai était punie si durement qu’elle souffrait toujours des années plus tard, et une Acceptée pire encore, mais Nynaeve et Elayne ne risquaient plus rien maintenant qu’elles étaient vraiment des sœurs. Elle aussi. Sauf que si la moindre rumeur de cet incident se répandait, elle perdait toute chance que l’Assemblée la déclare Siège de l’Amyrlin légitime. Autant retourner près de Rand et tout lancer à la face des Députées. Elle n’osait leur montrer son trouble, ni leur permettre de le soupçonner.

— J’oublierai cette conversation, dit-elle sèchement. Mais si j’entends la moindre rumeur, d’où qu’elle vienne…

Elle prit une inspiration saccadée – si elle entendait hurler à ce sujet, elle ne pourrait pas faire grand-chose –, mais à la façon dont elles sursautèrent, elles comprirent la menace, et en furent profondément affectées.

— Allez vous coucher avant que je ne change d’avis.

Aussitôt elles se répandirent en courbettes, avec force « Oui, Mère », « Non, Mère », et « À vos ordres, Mère ». Elles détalèrent en regardant par-dessus leur épaule, chaque pas plus rapide que le précédent, jusqu’au moment où elles se mirent à courir. Egwene devait se contraindre à marcher dignement, mais elle avait envie de courir, elle aussi.

10

Des yeux invisibles

Quand Egwene regagna sa tente, Selame l’attendait, grande femme filiforme au teint sombre de Tairen et à l’assurance imperturbable. Chesa avait raison ; elle relevait son long nez d’un air prétentieux, comme pour éviter les mauvaises odeurs. Pourtant, si ses manières envers les autres domestiques étaient arrogantes, elles étaient toutes différentes envers sa maîtresse. À l’entrée d’Egwene, Selame se plia en deux, en une révérence si profonde que sa tête effleura le sol, les jupes déployées aussi largement que le permettait l’exiguïté de la tente. Egwene avait à peine fait un pas à l’intérieur qu’elle s’affairait déjà sur ses boutons. Et aussi sur sa personne. Selame avait très peu de bon sens.

— Oh ! Mère, vous êtes encore sortie sans vous couvrir la tête.

Comme si elle allait s’affubler des coiffes emperlées qu’aimait Selame, des bérets de velours brodés qu’affectionnait Meri, ou des chapeaux à plumes de Chesa !

— C’est que vous tremblez ! Vous ne devriez jamais sortir sans un châle et un parasol, Mère.

Comment un parasol pourrait-il l’empêcher de trembler ? Le visage en sueur, Selame ne pensa pas à lui demander pourquoi elle tremblait, ce qui était sans doute aussi bien.

— Et vous êtes sortie seule en pleine nuit. Ce n’est pas convenable, Mère. Surtout avec tous ces soldats, ces ruffians sans aucun respect pour les femmes, même pour les Aes Sedai. Mère, vous ne devriez pas…

Egwene la laissa déverser ce torrent de sottises, comme elle se laissa déshabiller, sans y prêter attention. Lui imposer le silence aurait provoqué tant de regards ulcérés et de soupirs de martyr que ça n’aurait pas fait grande différence. Mis à part son babillage infantile, Selame s’acquitta de sa tâche avec diligence, mais de façon si théâtrale qu’elle semblait exécuter une chorégraphie de gestes pompeux et de révérences obséquieuses. Il semblait impossible d’être aussi sotte que Selame, toujours préoccupée des apparences, toujours soucieuse de ce que pensaient les gens. Pour elle, l’humanité se limitait aux Aes Sedai, aux nobles et à leurs domestiques supérieurs. D’après elle, rien d’autre ne comptait ; peut-être que personne ne pensait non plus. C’était sans doute impossible. Egwene n’était pas près d’oublier qui avait déniché Selame, comme elle n’oubliait pas qui lui avait trouvé Meri. Certes, Chesa était un cadeau de Sheriam, mais Chesa lui avait plus d’une fois prouvé son loyalisme.

Egwene aurait voulu se persuader que les tremblements que sa servante prenait pour des frissons de froid n’étaient en fait que des frissons de rage, mais elle savait que le ver de la peur commençait à lui ronger les entrailles. Elle était arrivée trop loin, il lui restait trop à faire, pour permettre à Nicola et à Areina de lui mettre des bâtons dans les roues.

Comme sa tête jaillissait de l’encolure d’une chemise propre, elle saisit quelques mots du babillage et regarda sa servante.

— Tu as parle de lait de brebis ?

— Oh ! oui, Mère. Votre peau est très douce, et rien n’en conservera la douceur mieux que des bains de lait de brebis.