Peut-être était-elle vraiment stupide. Poussant Selame dehors, Egwene se brossa elle-même les cheveux, ouvrit son lit, mit le bracelet de l’a’dam, maintenant inutile, dans le petit coffret d’ivoire sculpté où elle conservait ses quelques bijoux, puis éteignit les lampes. Enfin seule, pensa-t-elle dans le noir, sarcastique. Selame et Meri vont en piquer une crise.
Pourtant, avant de se coucher, elle retourna à l’entrée de la tente, dont elle écarta légèrement le rabat. Dehors, le clair de lune brillait sur le camp où régnaient le calme et le silence, rompus par le cri d’un héron qui se termina en glapissement. Il y avait des chasseurs dans la nuit. Au bout d’un moment, quelque chose bougea dans l’ombre d’une tente. On aurait dit une femme.
Peut-être Selame, ou Meri. Ou une troisième. Même Nicola ou Areina, quoique peu probable. Elle laissa retomber le rabat en souriant. Quiconque la surveillait ne verrait pas où elle allait ce soir.
La technique que lui avaient apprise les Sagettes pour s’endormir était simple. Fermer les yeux, détendre méthodiquement chaque muscle de son corps, respirer au rythme de ses battements de cœur, laisser son esprit dériver. Elle s’endormit en quelques instants, mais du sommeil d’une Exploratrice-de-Rêves.
Sans forme, elle flottait dans un océan d’étoiles, infimes points de lumière luisant dans une mer de ténèbres, innombrables lucioles palpitant dans une nuit sans limites. C’étaient des rêves, ceux des personnes endormies dans le monde, peut-être dans tous les mondes possibles, et c’était le vide séparant la réalité du Tel’aran’rhiod, l’espace séparant le monde de l’éveil du Monde des Rêves. Partout où elle portait les yeux, dix mille lucioles s’éteignaient au réveil de dix mille personnes, remplacées par dix mille autres qui s’endormaient. Vaste réseau toujours changeant de beauté chatoyante.
Pourtant, elle ne perdit pas son temps à admirer les lieux. Cet endroit recelait des risques, certains mortels. Elle était sûre de savoir comment les éviter, mais un danger la menaçait si elle s’attardait trop longtemps, et être surprise à le braver serait plus qu’embarrassant. Promenant un regard vigilant autour d’elle – enfin, si elle avait eu des yeux – elle avança. Elle ne ressentit pas de mouvement. Elle eut l’impression de rester immobile, l’océan lumineux tournoyant autour d’elle, jusqu’au moment où une lumière s’arrêta devant elle. Toutes les étoiles scintillantes étaient exactement les mêmes, mais elle sut que celle-ci était le rêve de Nynaeve. Comment elle le savait, c’était une autre histoire ; même les Sagettes l’ignoraient.
Elle avait songé à la possibilité de rechercher les rêves de Nicola et d’Areina. Quand elle les connaîtrait, elle saurait exactement comment leur inspirer une peur bleue de la Lumière, et elle se souciait comme d’une guigne que cela fût interdit. C’était par réalisme qu’elle était là, pas par peur de l’interdit. Elle avait déjà fait ce qui ne se faisait pas, et elle le referait si c’était nécessaire. Fais ce que tu dois, advienne que pourra, avait-elle appris, par ces mêmes femmes qui avaient énoncé ces interdits. C’était le refus de reconnaître sa dette, le refus de la payer qui transformait souvent la nécessité en fléau. Mais même si ces deux novices dormaient, localiser les rêves de quelqu’un pour la première fois était ardu dans le meilleur des cas, et sans garantie. Des jours d’efforts – ou plutôt des nuits – pouvaient n’aboutir à rien.
Elle se rapprocha lentement dans la nuit éternelle, mais une fois de plus, elle eut l’impression de rester immobile tandis que le point lumineux grossissait, devenait perle brillante, pomme iridescente, pleine lune, jusqu’à emplir entièrement son champ visuel, le monde entier, de son éclat. Mais elle ne le toucha pas, pas encore. Un espace plus fin qu’un cheveu demeurait entre elles. Très doucement, elle tendit le bras à travers cet espace. Avec quoi, puisqu’elle n’avait pas de corps ? C’était aussi mystérieux que la façon de distinguer un rêve d’un autre. Avec sa volonté, disaient les Sagettes, mais elle ne comprenait toujours pas comment c’était possible. Comme quand on pose le doigt sur une bulle de savon, le contact fut léger, imperceptible. La membrane brillante scintilla comme du verre filé, pulsa comme un cœur vivant. Un contact un peu plus ferme, et elle pourrait « voir » l’intérieur, « voir » ce que rêvait Nynaeve. Un peu plus ferme encore, et elle entrerait, ferait partie du rêve. Cela comportait des risques, surtout vis-à-vis d’un esprit fort, mais de toute façon, il était tout aussi périlleux d’observer en retrait ou de pénétrer. Par exemple, quand la rêveuse rêvait d’un homme qui l’intéressait. Dans ce cas, les excuses à elles seules prenaient la moitié de la nuit. Ou bien, avec une sorte de mouvement de crochet, comme lorsqu’on fait rouler une perle sur une table, elle pouvait sortir Nynaeve de son rêve et l’intégrer dans le sien, devenant partie intégrante du Tel’aran’rhiod, qu’elle contrôlait totalement. Naturellement, cela faisait partie des interdits, et elle pensait que Nynaeve n’apprécierait pas.
NYNAEVE, ICI EGWENE. SOUS AUCUN PRÉTEXTE TU NE DOIS REVENIR SANS LA COUPE, PAS AVANT QUE JE N’AIE RÉGLÉ UN PROBLÈME AVEC NICOLA ET AREINA. ELLES SAVENT QUE TU T’ES FAIT PASSER POUR AES SEDAI. JE T’EXPLIQUERAI TOUT QUAND NOUS NOUS VERRONS À LA PETITE TOUR. SOIS PRUDENTE. MOGHEDIEN S’EST ÉCHAPPÉE.
Le rêve s’évanouit, la bulle de savon éclata. Elle aurait bien pouffé si elle avait eu une gorge. Une voix désincarnée dans un rêve pouvait avoir un effet saisissant. Surtout si on craignait que l’interlocuteur n’y jette un coup d’œil indiscret. Nynaeve n’était pas femme à l’oublier, même si elle l’avait fait autrefois par accident.
La mer étoilée se remit à tournoyer autour d’elle, jusqu’au moment où elle s’arrêta sur un autre point lumineux. Elayne. Sans doute que les deux femmes ne dormaient pas à plus de douze pas l’une de l’autre à Ebou Dar, mais ici, la distance ne signifiait rien. Ou peut-être qu’elle avait un autre sens.
Cette fois, quand elle transmit son message, le rêve pulsa et changea. Il paraissait toujours exactement semblable aux autres, mais pour elle, il était transformé. Ses paroles avaient-elles projeté Elayne dans un autre rêve ? Pourtant, elles perdureraient, et Elayne s’en souviendrait à son réveil.
Nicola et Areina partiellement neutralisées, il était temps de se tourner vers Rand. Malheureusement, trouver ses rêves serait aussi impossible que trouver ceux d’une Aes Sedai. Il les protégeait d’une façon ou d’une autre, comme elles, mais apparemment d’une façon différente. Une barrière d’Aes Sedai était une carapace de cristal, sphère continue tissée d’Esprit, mais, malgré sa transparence, opaque comme l’acier. Elle ne comptait plus les heures perdues à tenter de voir à l’intérieur. Alors que le rêve d’une sœur paraissait plus éclatant, de près, celui de Rand était plus flou. C’était comme scruter de l’eau trouble ; on avait parfois l’impression que quelque chose avait bougé dans ces remous gris-brun, mais on ne savait pas quoi.
Une fois de plus, les points lumineux tournoyèrent et s’immobilisèrent, et elle s’approcha du rêve d’une troisième femme. Avec précaution. Il y avait tant de choses entre elle et Amys qu’elle avait l’impression de s’approcher du rêve de sa mère. Pour dire vrai, elle reconnaissait qu’elle désirait imiter Amys en bien des domaines. Elle aspirait au respect d’Amys comme elle aspirait à celui de l’Assemblée. Si elle avait à choisir, peut-être choisirait-elle celui d’Amys. En tout cas, il n’y avait aucune sœur qu’elle estimât davantage qu’Amys. Écartant une timidité soudaine, elle s’efforça d’adoucir sa « voix », sans succès. AMYS, C’EST EGWENE. IL FAUT QUE JE TE PARLE.