— Myrelle ! cria-t-elle.
Siuan avait besoin d’une victoire pour balayer l’amertume d’être tarabustée sans arrêt, et ce pouvait être exactement ce qu’il lui fallait. Myrelle faisait partie de la bande de Sheriam, avec apparemment un secret bien à elle.
Tirant sur les rênes de son alezan, Myrelle regarda autour d’elle et sursauta en reconnaissant Egwene. À son expression, la Sœur Verte n’avait pas réalisé quelle partie du camp elle traversait. Un mince coupe-vent pendait au dos de sa robe d’équitation vert clair.
— Mère, dit-elle avec hésitation, si vous voulez bien m’excuser…
— Il n’en est pas question, l’interrompit Egwene, et Myrelle se troubla.
Egwene ne douta plus que Sheriam lui ait parlé de la veille.
— J’ai à vous parler. Tout de suite.
Siuan était sortie, elle aussi, mais au lieu de regarder la sœur démonter gauchement, elle examinait les rangées de tentes où un homme grisonnant, la poitrine sanglée d’un plastron cabossé sur son justaucorps couleur chamois, guidait vers elle un grand bai. Sa présence était une surprise. En général, le Seigneur Bryne communiquait avec l’Assemblée par messager, et ses rares visites se terminaient souvent avant qu’Egwene n’en soit informée. Siuan affecta une sérénité d’Aes Sedai qui fit oublier son visage juvénile.
Après un bref regard à Siuan, il mit un genou en terre et tendit son épée avec une grâce fruste. Très hâlé, il n’était que de taille moyenne, mais son port le faisait paraître plus grand. Il n’y avait rien de prétentieux en lui. La sueur sur son large visage lui donnait l’air d’un travailleur manuel.
— Mère, puis-je vous parler ? Seul à seule ?
Myrelle se retourna comme pour s’en aller, mais Egwene dit sèchement :
— Restez où vous êtes ! Exactement où vous êtes !
La mâchoire de Myrelle s’affaissa, apparemment autant surprise de sa propre obéissance que du ton décisif d’Egwene, puis la surprise fit place à une résignation amère qu’elle dissimula aussitôt sous un air indifférent. Et que contredisait sa façon de tortiller ses rênes.
Bryne ne cilla même pas, et pourtant il devait avoir une idée de la situation, Egwene en était sûre. Elle soupçonnait que peu de chose l’étonnait ou le troublait. Rien que de le voir, Siuan devint agressive, car c’était elle en général qui provoquait toutes leurs altercations. Elle avait déjà les poings sur les hanches et le regard fixé sur lui, regard de mauvais augure qui aurait mis n’importe qui mal à l’aise. Pourtant Myrelle pouvait lui être plus utile pour tirer Siuan de son marasme. Peut-être.
— J’avais l’intention de vous inviter à venir cet après-midi, Seigneur Bryne. Je vous invite donc maintenant.
Elle avait des questions à lui poser.
— Nous pourrons discuter en marchant. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser…
Au lieu d’accepter son congé, il insista.
— Mère, une de mes patrouilles a trouvé quelque chose juste avant l’aube, quelque chose que vous devriez voir par vous-même, à mon avis. Je peux avoir une escorte prête dans…
— Inutile, intervint-elle vivement. Myrelle, vous viendrez avec nous. Siuan, voulez-vous demander qu’on m’amène mon cheval. Sans délai.
Chevaucher près de Myrelle serait préférable à l’affronter ici, si les indices grappillés par Siuan avaient la moindre valeur. De plus, pendant le trajet, elle pourrait poser ses questions à Bryne. Mais ni l’un ni l’autre ne justifiait sa hâte. Elle venait de repérer Lelaine qui venait vers elle à travers les rangées de tentes, Takima à son côté. À une exception près, toutes les femmes qui avaient été Députées avant la destitution de Siuan avaient dérivé vers Romanda ou Lelaine. La plupart des nouvelles Députées étaient indépendantes, ce qui, de l’avis d’Egwene, était légèrement préférable. Mais à peine.
Même de loin, la détermination de Lelaine se voyait à la raideur de son port. Elle semblait prête à renverser tout ce qui se trouverait sur sa route. Siuan la vit aussi, et détala sans même s’arrêter pour faire une révérence, mais elle n’eut pas le temps de s’esquiver à moins de sauter sur le cheval du Seigneur Bryne.
Lelaine se planta devant Egwene, pourtant ce fut Bryne qu’elle fixa, les yeux perçants comme des clous, réfléchissant, calculant ce qu’il faisait là. Mais elle avait un plus gros poisson à frire.
— Je dois parler avec l’Amyrlin, dit-elle d’un ton péremptoire, montrant Myrelle. Vous attendrez. Je vous parlerai ensuite.
Bryne s’inclina, pas très bas, et conduisit son cheval à l’endroit qu’elle lui indiquait du doigt. Les hommes ayant un peu de jugeote apprenaient très vite qu’il ne servait à rien de discuter avec les Aes Sedai, de même qu’avec les Députées.
Avant que Lelaine ait eu le temps d’ouvrir la bouche, Romanda surgit, rayonnant d’une autorité si forte que d’abord, Egwene ne remarqua pas Variline qui l’accompagnait, et pourtant la mince Députée rousse dépassait de plusieurs pouces la plupart des hommes. La seule chose surprenante, c’était que Romanda ne fût pas arrivée plus tôt. Elle et Lelaine se surveillaient mutuellement comme des faucons, aucune des deux ne permettant à l’autre d’approcher Egwene sans elle.
L’aura de la saidar brilla sur les deux femmes au même instant, chacune tissant une barrière protectrice autour de leur groupe, pour prévenir les indiscrétions. Elles se défièrent du regard, l’air extérieurement calme, mais elles maintinrent leur barrière.
Egwene se mordit la langue. Dans un lieu public, c’était à la sœur la plus forte de décider si une conversation devait être protégée, et l’étiquette disait que c’était à l’Amyrlin de prendre cette décision quand elle était présente. Mais elle n’avait aucun désir de s’engager sur ce terrain. Si elle insistait, elles se rendraient à ses arguments, bien sûr. De l’air de céder à un bambin capricieux. Elle se mordit la langue, bouillant intérieurement. Où était Siuan ? Ce n’était pas normal – seller les chevaux ne prenait que quelques instants. Elle crispa les mains sur ses jupes pour s’empêcher de se prendre la tête.
Romanda détourna les yeux la première, mais invaincue. Elle pivota vers Egwene si brusquement que Lelaine se retrouva à fixer le vide, l’air idiot.
— Delana recommence à provoquer des troubles.
Sa voix aiguë était presque douce, mais avec une brusquerie qui soulignait l’absence de tout titre de respect. Les cheveux de Romanda, noués en chignon sur la nuque, étaient complètement gris, mais l’âge ne l’avait pas adoucie. Takima, avec ses longs cheveux noirs et son teint de vieil ivoire, était une Brune depuis près de neuf ans, aussi énergique à l’Assemblée que dans la salle de classe, mais elle se tenait docilement un pas en arrière, les mains croisées sur la taille. Romanda commandait sa faction aussi fermement que Sorilea. Elle était de celles pour qui la force primait sur tout, et, à dire vrai, Lelaine lui ressemblait beaucoup sur ce point.
— Elle veut faire une proposition à l’Assemblée, intervint aigrement Lelaine, refusant de regarder Romanda.
À l’évidence, tomber d’accord avec Romanda lui plaisait aussi peu que parler après elle. Consciente d’avoir pris l’avantage, Romanda eut une ombre de sourire.
— À quel sujet ? demanda Egwene pour gagner du temps.
Elle était certaine de savoir. Elle dut faire un effort pour ne pas soupirer. Pour ne pas se frictionner les tempes.
— Mais au sujet de l’Ajah Noire, bien sûr, Mère, répondit Variline en relevant la tête, comme surprise de cette question.
Elle avait toutes les raisons de l’être ; Delana ne cachait pas son fanatisme sur le sujet.
— Elle veut que l’Assemblée condamne ouvertement Elaida en tant que Noire.
Elle se tut brusquement quand Lelaine leva une main. Lelaine laissait plus de liberté que Romanda à ses disciples, ou peut-être que son emprise sur elles était moins forte, tout en étant quand même considérable.