— Très appréciés à Shienar et à Malkier, dit Siuan tout aussi bas. Je n’ai tout appris que ce matin, après avoir quitté Aeldene. Il fallait que je lui demande de nous guider ; je ne connaissais pas le chemin, pas avec exactitude. Il n’aurait pas fallu qu’elle s’en aperçoive, non ? Je ne savais rien non plus sur Nisao. Je croyais qu’elles se parlaient à peine.
Elle regarda la Sœur Jaune et secoua la tête avec irritation. Siuan acceptait mal d’ignorer quelque chose.
— À moins que je ne sois devenue aveugle et idiote, ce que ces deux-là…
Grimaçant comme si elle avait quelque chose de pourri dans la bouche, elle hésita, cherchant un qualificatif approprié. Brusquement, elle tira Egwene par la manche.
— Les voilà. Maintenant, vous pourrez voir par vous-même.
Myrelle sortit de la tente la première, suivie d’un homme uniquement en chausses et en bottes, une épée dégainée à la main, son torse couvert de fin duvet balafré de cicatrices. Plus grand que la plupart des Liges, il la dépassait d’une tête. Ses longs cheveux noirs, retenus sur les tempes par un bandeau de cuir tressé, grisonnaient davantage que lors de sa dernière rencontre avec Egwene, mais il n’y avait rien de mou chez Lan Mandragoran. Des pièces du puzzle se mirent soudain en place. Il avait été le Lige de Moiraine, l’Aes Sedai qui leur avait fait quitter les Deux Rivières, à elle, à Rand et aux autres, depuis ce qui semblait une éternité, mais Moiraine était morte en tuant Lanfear, et Lan avait disparu de Cairhien peu après. Peut-être tout était-il clair pour Siuan ; mais elle, elle n’y comprenait rien.
Myrelle toucha le bras de Lan en lui murmurant quelque chose. Il broncha légèrement, comme un cheval nerveux, mais son visage dur ne se détourna jamais d’Egwene. Finalement, il la salua de la tête, puis tourna les talons et s’éloigna sous les branches des chênes. Levant son épée à deux mains au-dessus de sa tête, il monta sur la pointe d’un pied et s’immobilisa.
Un instant, Nisao le regarda en fronçant les sourcils, comme si elle se trouvait devant un puzzle, elle aussi. Puis ses yeux rencontrèrent ceux de Myrelle, et leurs regards se tournèrent vers Egwene. Au lieu de venir vers elle, elles s’approchèrent l’une de l’autre, émettant des murmures précipités. Du moins, ce fut un échange au début. Puis Nisao se contenta d’écouter, secouant la tête, soit pour manifester son incrédulité, soit pour exprimer un démenti.
— C’est vous qui m’avez mêlée à tout ça, gémit-elle enfin. J’ai été folle à lier de vous écouter.
— Cela devrait être… intéressant, dit Siuan, d’un ton tout à fait déplaisant, quand elles se tournèrent enfin vers Egwene et elle.
Myrelle et Nisao ajustèrent vivement leurs robes et leurs cheveux en avançant, s’assurant que tout était bien en place. Peut-être avaient-elles été surprises à… à quoi ? se demanda Egwene – mais apparemment, elles voulaient faire contre mauvaise fortune bon cœur.
— Si vous voulez bien entrer, Mère, dit Myrelle, montrant la tente la plus proche.
Seul un tremblement imperceptible dans sa voix démentait la sérénité de son visage. La sueur avait disparu. Essuyée, bien sûr, mais elle n’avait pas reparu.
— Non, merci, ma fille.
— Un peu de punch au vin ? proposa Nisao en souriant. Mains croisées sur la poitrine, elle avait l’air anxieuse de toute façon.
— Siuan, allez dire à Nicola d’apporter le punch.
Siuan ne bougea pas, et Nisao cligna les yeux de surprise, pinçant les lèvres. Pourtant, elle retrouva aussitôt son sourire et éleva un peu la voix.
— Nicola, apportez le punch, mon enfant. Confectionné avec des mûres sèches, je regrette, confia-t-elle à Egwene. Mais assez fortifiant.
— Je ne veux pas de punch, dit Egwene avec dureté.
Nicola émergea de derrière la tente, sans faire mine d’obéir, mais regardant les quatre Aes Sedai en se mordant les lèvres. Nisao la gratifia d’un regard plein de ce qu’on ne pouvait que qualifier d’aversion, mais ne dit rien. Une autre pièce du puzzle se mit en place, et Egwene respira un peu mieux.
— Ce que je veux, ma fille, ce que j’exige, c’est une explication.
Bonne figure ou non, ce n’était qu’un mince vernis. Myrelle tendit une main suppliante.
— Mère, Moiraine ne m’avait pas choisie juste parce que j’étais son amie. Deux de mes Liges ont d’abord appartenu à des sœurs qui sont mortes. Avar et Nuhel. Aucune sœur n’en a sauvé plus d’un depuis des siècles.
— Je me suis impliquée uniquement à cause de l’esprit de Lan, dit vivement Nisao. Je m’intéresse aux maladies de l’esprit, et dans son cas, c’en est une. Myrelle m’a pratiquement entraînée de force dans cette histoire.
Lissant ses jupes, Myrelle lui décocha un regard noir, que la Jaune lui rendit avec les intérêts.
— Mère, quand l’Aes Sedai d’un Lige meurt, c’est comme s’il intégrait sa mort et qu’elle le rongeait de l’intérieur. Il…
— Je sais cela, Myrelle, l’interrompit sèchement Egwene.
Siuan et Leane lui en avaient beaucoup appris sur la question, mais ignoraient qu’elle s’informait pour savoir à quoi s’en tenir en ce qui concernait Gawyn. Mauvais marché, avait déclaré Myrelle, et c’était peut-être vrai. Quand le Lige d’une sœur mourait, elle était plongée dans l’affliction ; elle parvenait à contrôler la douleur, parfois, partiellement à la réprimer, mais tôt ou tard elle finissait par refaire surface. Siuan réussissait à bien donner le change en public, mais la nuit, quand elle était seule, elle pleurait souvent son Alric, tué le jour de sa déposition. Pourtant, qu’étaient-ce que des mois de pleurs, comparés à la mort elle-même ? Les légendes étaient pleines de Liges mourant pour venger leur Aes Sedai, et en fait, cela arrivait souvent. Un homme désirant mourir, un homme recherchant ce qui pouvait le tuer, prenait des risques auxquels même un Lige ne pouvait pas survivre. Peut-être le plus terrible, pour elle, c’est qu’ils savaient. Qu’ils savaient quel serait leur destin si leur Aes Sedai mourait, savaient ce qu’ils feraient dans ce cas, savaient qu’ils ne pouvaient rien y changer. Elle n’imaginait pas le courage qu’il fallait pour accepter ce marché, en toute connaissance de cause.
Elle fit un pas de côté, pour mieux voir Lan. Il était toujours immobile, et semblait ne même pas respirer. Oubliant apparemment le punch, Nicola s’était assise par terre en tailleur pour l’observer. Areina, accroupie près de Nicola, sa tresse ramenée sur la poitrine, le fixait encore plus avidement. Beaucoup plus avidement, en fait, car Nicola dardait parfois un regard furtif vers Egwene et les autres. Les autres Liges, regroupés à l’écart, feignaient de le surveiller eux aussi, mais ne quittaient pas leur Aes Sedai des yeux.
Une brise plus que chaude se leva, soulevant les feuilles mortes tapissant le sol, et, avec une rapidité stupéfiante, Lan se mit en mouvement, passant d’une posture à une autre, avec des moulinets fulgurants de son épée. De plus en plus vite, semblant sprinter de l’une à l’autre, mais aussi précis qu’un mouvement d’horlogerie. Elle attendit qu’il s’arrête, ou au moins qu’il ralentisse, mais il n’en fit rien. Plus vite encore. La mâchoire d’Areina s’affaissa lentement, et ses yeux se dilatèrent d’admiration, comme d’ailleurs ceux de Nicola. Elles se penchaient vers lui, en enfants regardant du sucre candi mis à sécher sur la table de la cuisine. Maintenant, même les autres Liges partageaient leur attention entre leur Aes Sedai et lui, mais contrairement aux femmes, ils surveillaient un lion prêt à charger.
— Je vois que vous le faites travailler dur, dit Egwene.
Cela faisait partie de la technique pour sauver un Lige. Peu de sœurs l’employaient, étant donné les risques d’échec et ce qu’il leur en coûtait à elles-mêmes. L’éloigner des risques était une autre méthode. Et le lier une nouvelle fois, c’était la première étape. Sans aucun doute, Myrelle avait veillé à ce petit détail.