— Halima, je regrette que vous ne soyez pas rentrée chez vous après la mort de Cabriana. Ou du moins que Delana n’ait pas eu le bon sens de sceller à l’Assemblée les informations sur elle. Ou même de les sceller à la Flamme. Au lieu de les communiquer à qui voulait l’entendre.
— Je ne pouvais pas faire ça, Mère.
Les yeux verts d’Halima flamboyèrent, exprimant ce qui pouvait paraître pour de la provocation ou du défi, mais elle n’avait que deux façons de regarder les gens, d’un regard direct qui provoquait, ou d’un regard voilé qui embrasait. Ses yeux causaient bien des malentendus.
— Après que Cabriana Sedai m’eut dit ce qu’elle avait appris sur Elaida ? Et ses projets ? Cabriana était mon amie, et la vôtre, et l’amie de toutes celles qui s’opposent à Elaida, alors je n’avais pas le choix. Je remercie la Lumière qu’elle ait mentionné Salidar, car j’ai su ainsi où je devais aller.
Elle croisa les mains sur sa taille, aussi fine que l’était celle d’Egwene dans le Tel’aran’rhiod et pencha la tête, scrutant intensément le visage d’Egwene.
— Vous avez de nouveau la migraine, non ? Cabriana en souffrait aussi, à s’en taper la tête contre les murs. Elle devait prendre des bains très chauds avant de pouvoir supporter ses vêtements. Parfois, cela durait des jours. Si je n’étais pas arrivée, vous auriez pu finir par en souffrir autant.
Contournant la chaise pour se placer derrière Egwene, elle se mit à lui masser le cuir chevelu. Sous ses doigts, la douleur fondait.
— Vous ne pouvez guère demander la Guérison à une sœur, tant c’est fréquent. Mais cela vient simplement de ce que vous êtes tendue, je le sens.
— C’est peut-être ça, je suppose, murmura Egwene.
Elle l’aimait bien, quoi qu’en disent les autres, et pas seulement parce qu’elle avait le don de calmer ses maux de tête. Halima était naturelle et ouverte, restée fille de la campagne malgré le temps qu’elle avait passé à acquérir un mince vernis de sophistication urbaine, compensant le respect dû à l’Amyrlin par une sorte de familiarité qu’Egwene trouvait rafraîchissante. Étonnante parfois, mais revigorante. Même Chesa ne faisait pas mieux, mais Chesa restait la servante, même amicale, tandis qu’Halima n’affichait jamais la moindre obséquiosité. Pourtant, Egwene regrettait quand même qu’elle ne fût pas retournée chez elle, quand Cabriana avait fait cette chute de cheval où elle s’était rompu les vertèbres.
Il aurait été utile que toutes les sœurs adhèrent à la conviction de Cabriana, à savoir qu’Egwene avait l’intention de désactiver la moitié d’entre elles et de mettre au pas l’autre moitié, mais toutes étaient certaines qu’Halima l’avait raconté partout. C’est sur l’Ajah Noire qu’elles s’étaient acharnées. Des femmes n’ayant jamais peur de rien avaient accepté l’existence de ce qu’elles avaient toujours nié, et en devenaient à moitié folles de terreur. Comment Egwene pouvait-elle extirper les Amies du Ténébreux sans que les autres se dispersent comme une volée de cailles ? D’ailleurs, comment les empêcher de s’éparpiller tôt ou tard. Comment, par la Lumière ?
— Pensez au relâchement, dit doucement Halima. Votre visage est détendu. Votre cou est détendu. Vos épaules…
Sa voix était presque hypnotique, bourdonnement qui semblait caresser toutes les parties du corps d’Egwene qu’elle désirait détendre.
Certaines femmes la détestaient à cause de son physique, bien sûr, comme si un homme particulièrement lascif l’avait rêvée, et beaucoup prétendaient qu’elle flirtait avec tout ce qui portait un pantalon, ce qu’Egwene n’aurait pas approuvé, mais Halima reconnaissait qu’elle regardait les hommes. Ses pires critiques ne prétendaient jamais qu’elle faisait plus que flirter, mais elle en était indignée. Elle n’était pas bête – Egwene l’avait constaté le lendemain de l’évasion de Logain, quand ses migraines avaient commencé –, elle n’avait rien de la ravissante idiote. Egwene soupçonnait que son cas ressemblait à celui de Meri. Elle ne pouvait pas changer son physique. Son sourire semblait provoquer ou aguicher à cause de la forme de sa bouche ; elle souriait de la même façon aux femmes et aux enfants qu’aux hommes. Ce n’était pas sa faute si les gens pensaient qu’elle flirtait alors qu’elle ne faisait que regarder. De plus, elle n’avait jamais parlé des migraines à personne. Sinon, toutes les Jaunes du camp auraient assiégé sa tente. Preuve d’amitié, sinon de loyalisme.
Les yeux d’Egwene tombèrent sur les papiers posés sur la table, et ses pensées dérivèrent sous les doigts d’Halima. Pouvait-elle retenir ces dangers pendant dix jours ? Port du Sud. Port du Nord. Les clés de Tar Valon. Comment pouvait-elle être sûre de Nicola et d’Areina sans suivre la suggestion de Siuan ? Elle devait prendre des mesures pour que toutes les sœurs soient testées avant qu’elles n’arrivent en Andor. Elle avait le Don de travailler avec les métaux et les minerais, et c’était un Don rare chez les Aes Sedai. Nicola et Areina. L’Ajah Noire.
— Vous recommencez à vous crisper. Arrêtez de vous inquiéter au sujet de l’Assemblée.
Les doigts apaisants s’immobilisèrent, puis se remirent à pétrir.
— Ce massage vous fera plus de bien ce soir, quand vous aurez pris un bain. Je pourrai vous masser les épaules, le dos, tout. Nous n’avons pas encore essayé ça. Vous êtes raide comme un piquet. Vous devriez être assez souple pour vous renverser en arrière et passer la tête entre vos chevilles. Le corps et l’esprit. L’un ne peut pas se détendre sans l’autre. Mettez-vous juste entre mes mains.
Egwene titubait au bord du sommeil. Pas d’un sommeil de Rêveuse, mais d’un sommeil ordinaire. Depuis quand n’avait-elle pas dormi ainsi ? Le camp serait en révolution quand la proposition de Delana serait connue, ce qui ne tarderait pas, et ce serait avant qu’elle dise à Romanda et à Lelaine qu’elle n’avait nullement l’intention de promulguer leurs édits. Mais il y avait une chose qu’elle pouvait espérer dans la soirée, une raison de rester éveillée.
— Ce sera bien, murmura-t-elle, ne pensant pas seulement au massage promis.
Voilà bien longtemps qu’elle s’était juré de mettre Sheriam au pas, un jour. Et ce jour était venu. Finalement elle commençait à être l’Amyrlin, à commander.
— Très bien.
13
La coupe des vents
Aviendha se serait bien assise par terre, mais les trois autres femmes occupant la petite cabine du bateau ne laissaient pas assez de place, alors elle dut se contenter de s’installer sur l’un des bancs sculptés construits contre les murs, en repliant les jambes sous elle. Ainsi, elle n’avait pas l’air d’être assise sur une chaise. Au moins, la porte était fermée, et il n’y avait pas de fenêtre, seulement des sortes de volutes ajourées perçant les parois près du plafond. Elle ne voyait pas l’eau, mais les volutes laissaient passer l’odeur du sel, le clapotis des vagues contre la coque et le bruit des rames. Même le cri strident d’oiseaux aquatiques quelconques évoquait de vastes étendues d’eau. Elle avait vu des hommes mourir devant une flaque qu’ils auraient pu enjamber, mais cette eau-là était amère au-delà de toute expression. Le lire n’était pas la même chose que le vivre. Et la rivière avait au moins un demi-mile de large quand ils avaient embarqué sur ce bateau aux deux rameurs à l’air curieusement concupiscent. Un demi-mile d’eau, et pas une goutte bonne à boire. Qui pouvait imaginer de l’eau imbuvable ?