Le silence revint, Elayne se remettant à réfléchir encore plus sombrement qu’avant, Birgitte fronçant les sourcils dans le vague, le menton dans la main. Nynaeve continua à grommeler entre ses dents, les deux mains pressées sur le ventre maintenant, et de temps en temps, elle se taisait pour déglutir. Le clapotis de l’eau semblait plus bruyant que jamais.
— J’ai réfléchi aussi, presque-sœur.
Elle et Elayne n’en étaient pas encore au point de s’adopter comme premières-sœurs, mais maintenant, Aviendha était certaine que cela arriverait un jour. Déjà elles se brossaient mutuellement les cheveux, et tous les soirs, dans le noir, elles partageaient un secret révélé à nulle autre. Mais cette Min… Ça, c’était pour plus tard, quand elles seraient seules.
À quoi ? demanda distraitement Elayne.
— À notre quête. Nous nous préparons au succès, mais nous en sommes aussi loin que lorsque nous avons commencé. N’est-ce pas absurde de ne pas nous servir de toutes les armes à notre disposition ? Mat Cauthon est ta’veren, et pourtant : nous nous efforçons de l’éviter. Pourquoi ne pas le prendre avec nous ? Avec lui, sans doute que nous trouverions enfin la coupe.
— Mat ! s’exclama Nynaeve, incrédule. Autant bourrer d’orties ta chemise ! Je ne pourrais pas le supporter même s’il avait la coupe dans la poche de sa tunique.
— Oh ! taisez-vous, Nynaeve, murmura Elayne sans s’emporter.
Elle secoua la tête, ignorant les regards flamboyants des trois autres, « Irritable » était un mot bien faible pour qualifier Nynaeve, mais elles étaient habituées à son caractère.
— Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? C’est tellement évident !
— Dans votre esprit, avança Birgitte avec ironie, vous aviez si définitivement catalogué Mat comme chenapan que vous ne voyiez même pas qu’il pouvait avoir son utilité.
Elayne la regarda avec froideur, menton belliqueux, puis grimaça brusquement, et hocha la tête à contrecœur. Elle n’acceptait pas facilement la critique.
— Non, dit Nynaeve, d’une voix qui parvint à être à la fois tranchante et défaillante.
Son teint était encore plus nauséeux, mais cela ne semblait pas dû aux mouvements du bateau.
— Vous ne parlez pas sérieusement ! Vous savez comme il peut être exaspérant, comme il est têtu ! Il voudra nous amener ses soldats comme à la parade. Essayez de trouver quelque chose dans le Rahad avec des soldats sur les talons. Essayez, c’est tout ! En moins de deux, il voudra prendre le commandement, exhibant son ter’angreal sous notre nez. Il est mille fois pire que Vandene, Adeleas ou même Merilille. À le voir se pavaner, on le croirait capable d’entrer dans l’antre d’un ours juste pour observer son occupant !
Birgitte émit un bruit de gorge, peut-être amusé, et reçut en retour un regard meurtrier. Elle prit alors un air tellement innocent que Nynaeve faillit s’étrangler.
Elayne se montra plus accommodante ; elle aurait tenté de rétablir la paix entre des frères ennemis.
— Il est ta’veren, Nynaeve. Il modifie le Dessin, il modifie la chance par sa seule présence. Je suis prête à reconnaître que nous avons besoin de chance, et un ta’veren apporte davantage que de la chance. De plus, nous ferions d’une pierre deux coups. Nous n’aurions pas dû lui lâcher la bride aussi longtemps, même si nous étions très occupées. Cela n’a profité à personne, et à lui moins qu’à tout autre. Il faut l’habituer à des compagnons décents. Cette fois, nous lui serrerons la bride dès le départ.
Nynaeve lissa ses jupes avec une vigueur considérable. Elle affectait de ne pas s’intéresser aux robes plus qu’Aviendha – à leur apparence, en tout cas ; elle bougonnait sans arrêt qu’un simple drap de laine devait suffire à n’importe qui pourtant sa propre robe bleue avait des crevés jaunes sur la jupe et aux manches, et elle l’avait dessinée elle-même. Chaque point au fil de soie était comme une broderie, exécuté avec ce qu’Aviendha reconnaissait maintenant comme un soin extrême.
Pour une fois, Nynaeve parut comprendre qu’elle n’aurait pas le dernier mot. Parfois elle piquait des colères étonnantes avant de se rendre à l’évidence, mais sans jamais l’avouer. Ses regards furibonds firent place à une bouderie grincheuse.
— Qui lui demandera de nous rejoindre ? Qui que ce soit, il se fera prier, vous le savez. Supplier, même. J’aimerais autant l’épouser !
Elayne hésita, puis déclara avec fermeté :
— Birgitte s’en chargera. Et elle ne le suppliera pas. Elle lui expliquera, c’est tout. La plupart des hommes se rendent à de bons arguments si on les expose avec fermeté et assurance.
Nynaeve eut l’air dubitatif, et Birgitte se redressa d’une secousse sur son banc, chose qu’Aviendha voyait pour la première fois. De n’importe qui d’autre, Aviendha aurait même dit qu’elle avait l’air un peu effrayée. Birgitte aurait été très bien en Far Dareis Mai, pour une femme des Terres Humides. Elle savait remarquablement bien se servir d’un arc.
— Tu es le choix évident, Birgitte, poursuivit vivement Elayne. Nynaeve et moi, nous sommes Aes Sedai, et Aviendha pourrait l’être. Il est impossible que nous le lui demandions, en conservant notre dignité. Et tu le connais.
Qu’était devenue cette histoire d’explications faites avec fermeté et assurance ? Non qu’Aviendha eût jamais remarqué que fermeté et assurance réussissaient à quiconque, sauf à Sorilea. Jusqu’à présent, à sa connaissance, ça n’avait rien donné avec Mat Cauthon.
— Birgitte, il ne peut pas t’avoir reconnue. Car dans ce cas, nous le saurions maintenant.
Quoi que cela signifiât, Birgitte se renversa contre le mur et croisa les mains sur son ventre.
— J’aurais dû savoir que tu me rendrais la monnaie de ma pièce depuis que j’ai dit que c’était une bonne chose que ton derrière…
Elle se tut, et un petit sourire satisfait flotta sur ses lèvres. Rien ne changea dans l’expression d’Elayne, mais Birgitte pensa à l’évidence qu’elle s’était vengée. Ce devait être une réaction perçue par le lien du Lige. Mais que venait faire là le derrière d’Elayne, cela demeurait un mystère pour Aviendha. Les gens des Terres Humides étaient tellement… bizarres… par moments. Birgitte poursuivit, toujours avec le même sourire :
— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il s’irrite dès qu’il vous voit toutes les deux. Ce ne peut pas être parce que vous l’avez entraîné ici. Egwene y a autant participé que vous, et il la traite avec plus de respect que la plupart des sœurs. De plus, chaque fois que je l’ai vu sortir de chez la Femme Errante, il semblait s’amuser.
Son sourire s’élargit jusqu’à ses oreilles, et Elayne eut un reniflement désapprobateur.
— C’est une chose qu’il faudra changer. Une femme décente ne peut pas rester seule avec lui dans une chambre. Oh ! arrête de sourire comme ça, Birgitte. Tu ne vaux pas mieux que lui par moments.
— Il est né pour empoisonner la vie des gens, marmonna Nynaeve avec aigreur.
Soudain, Aviendha se souvint qu’elle était sur un bateau, car tout se mit à sauter, vaciller et balancer autour d’elle au moment de l’accostage. Se levant et rajustant leur robe, elles ramassèrent les légères capes qu’elles avaient apportées. Elle ne mit pas la sienne ; ici, le soleil n’était pas si ardent qu’elle eût besoin de la capuche pour se protéger les yeux. Birgitte drapa la sienne sur une épaule, et ouvrit la porte d’une poussée, faisant trois pas derrière Nynaeve qui l’avait dépassée, une main plaquée sur la bouche.
Elayne fit une pause pour nouer les rubans de sa cape et arranger la capuche, ses boucles blond-roux dépassant tout autour.