Des clameurs couvrirent ces derniers mots quand les écharpes s’abaissèrent ; les chevaux s’élancèrent, et le bruit des sabots couvrit aussi les hurlements de la foule. En dix foulées, Vent prit la tête, Olver couché sur l’encolure, le hongre à crinière argent derrière lui à une tête. Le pie traînait dans le peloton, où les cravaches se levaient et s’abattaient déjà frénétiquement.
— Je vous avais dit que le hongre était dangereux, gémit Nalesean. Nous n’aurions pas dû tout miser sur le même.
Mat ne prit même pas la peine de répondre. Il avait une autre bourse dans sa poche, et aussi de la petite monnaie. Cette bourse, il l’appelait sa semence, même si elle ne contenait que quelques pièces, et avec ça et une partie de dés, il pouvait refaire sa fortune quoi qu’il arrivât ce matin. À mi-parcours, Vent tenait toujours la tête, le hongre à une encolure, et à une bonne longueur du reste du peloton. Le pie était cinquième. Après le tournant, c’était l’inconnue ; les lads des chevaux à la traîne tailladaient souvent les jambes de ceux qui viraient les premiers, c’était connu.
Suivant les chevaux des yeux, le regard de Mat tomba une fois de plus sur la femme au visage aigu… et s’en détourna. Les cris et hurlements de la foule faiblirent. La femme brandissait son éventail vers les chevaux en sautillant d’excitation, mais soudain, il la vit en vert clair avec une cape grise, ses cheveux enserrés dans un filet vaporeux de dentelle, ses jupes délicatement retroussées pour traverser une écurie non loin de Caemlyn.
Rand gisait toujours dans la paille en gémissant, même si la fièvre était apparemment tombée ; au moins, il ne criait plus sur des gens qui n’étaient pas là. Mat lorgna avec suspicion la femme qui s’agenouillait près de Rand. Peut-être pouvait-elle le secourir, comme elle le prétendait, mais Mat n’était plus aussi confiant qu’autrefois. Que faisait une belle dame comme elle dans une écurie de village ? Caressant le manche orné d’un rubis de la dague cachée sous sa tunique, il se demanda pourquoi il n’avait jamais fait confiance aux gens. Ça ne payait jamais. Jamais.
— … faible comme un chaton nouveau-né, disait-elle, passant la main sous sa cape. Je pense…
Un couteau apparut dans sa main, dirigé vers la gorge de Mat, si vite qu’il aurait été mort s’il ne s’était pas préparé au pire. Se jetant à plat ventre, il lui saisit le poignet et le repoussa loin de lui, la lame courbe de Shadar Logoth se rabattant sur le cou blanc et gracile de la femme, la pointe s’enfonçant dans la paroi. Elle se figea, s’efforçant de baisser les yeux sur le fil de la lame qui entamait sa peau. Il avait envie de trancher. Surtout en voyant un cercle noir et charbonneux s’agrandir autour de la pointe, et une mince volute de fumée grise s’élever du bois prêt à s’enflammer.
Frissonnant, Mat se passa la main sur les yeux. Le seul fait de toucher ce couteau de Shadar Logoth avait failli le tuer, provoquant ces lacunes dans sa mémoire, mais comment avait-il pu oublier une femme qui avait tenté de l’éliminer ? Une Amie du Ténébreux – elle l’avait avoué – qui avait essayé de le tuer avec une lame qui avait fait bouillir l’eau d’un seau qu’on avait jeté sur le feu après l’avoir ligotée dans la sellerie. Une Amie du Ténébreux, qui les pourchassait, Rand et lui. Était-ce par coïncidence qu’elle était à Ebou Dar en même temps que lui, et aux courses le même jour ? Ta’veren, c’était peut-être la réponse – qui lui plaisait autant que penser au Cor de ce maudit Valère – mais c’était un fait que la Réprouvée connaissait son nom. L’incident de l’écurie, ce n’avait pas été la dernière fois où des Amis du Ténébreux avaient tenté de mettre un terme à la vie de Mat Cauthon.
Il chancela quand Nalesean se mit soudain à lui donner de grandes bourrades dans le dos.
— Regardez-le, Mat ! Par la Lumière des cieux, regardez-le !
Les chevaux avaient contourné les poteaux et n’étaient plus loin de l’arrivée. Allongeant l’encolure, crinière et queue flottant derrière lui, Vent avalait la piste, Olver collé à son dos comme s’il faisait partie de la selle. Il montait comme s’il était né sur un cheval.
À quatre longueurs derrière lui, le pie martelait lourdement le sol, son cavalier le cravachant furieusement, en un effort futile pour réduire l’écart. Ils franchirent la ligne d’arrivée, le deuxième à trois longueurs derrière. Le hongre à la crinière argent se plaça dernier. Les murmures et gémissements des perdants couvrirent les cris des gagnants. Une pluie blanche de jetons sans valeur s’abattit sur la piste, et des douzaines de serviteurs des bookmakers se précipitèrent pour les récupérer avant la course suivante.
— Il faut trouver cette femme, Mat. Je crois que ça ne la gênerait pas de s’enfuir sans nous payer tellement elle nous doit.
D’après ce que savait Mat, la Guilde des Bookmakers ne plaisantait pas avec ceux qui agissaient ainsi la première fois, et les excluait carrément la seconde fois, mais c’étaient des roturiers, et cela suffisait pour que Nalesean s’en méfie.
— Elle est debout là-bas, en pleine vue, dit Mat, sans détourner les yeux de l’Amie du Ténébreux au visage aigu.
Dardant des yeux furibonds sur son jeton, elle le jeta par terre, retroussant ses jupes pour l’écraser sous son talon. À l’évidence, elle n’avait pas misé sur Vent. Toujours grimaçant, elle commença à se frayer un chemin dans la foule. Mat se raidit. Elle s’en allait.
— Allez toucher nos gains, Nalesean, puis ramenez Olver à l’auberge. S’il manque sa leçon de lecture, vous baiserez le derrière de la sœur du Ténébreux avant que Maîtresse Anan ne le laisse sortir pour une autre course.
— Où allez-vous ?
— Je viens de voir une femme qui a tenté de me tuer, lança Mat par-dessus son épaule.
— Donnez-lui une babiole la prochaine fois, lui cria Nalesean.
Suivre la femme ne fut pas un problème, avec ce chapeau à plumes qui dansotait au-dessus de la foule de l’autre côté de la piste. Derrière les remblais de terre s’étendait une vaste aire découverte où attendaient calèches laquées et palanquins sous l’œil vigilant des cochers et des porteurs. Pips, le cheval de Mat, faisait partie des douzaines de montures gardées par les membres de l’Antique et Honorable Guilde des Palefreniers. Chaque métier avait sa guilde, à Ebou Dar, et malheur à qui venait empiéter sur leurs plates-bandes. Mat fit une pause, mais elle passa sans s’arrêter devant les véhicules des riches et des puissants. Pas de servante, pas même une chaise à porteurs. Par cette chaleur, personne ne marchait s’il avait les moyens de payer une voiture. Madame avait-elle eu des revers de fortune ?
Le Circuit d’Argent s’étendait juste au sud de la haute muraille blanche de la cité, et elle parcourut tranquillement la centaine de pas la séparant de l’arche pointue de la Porte Moldine, et entra. S’efforçant de prendre l’air désinvolte, Mat la suivit. La porte, c’était dix pas de tunnel sombre, mais le chapeau ressortait sur tous les passants. Les gens obligés de marcher portaient rarement des plumes. Elle semblait savoir où elle allait. Les plumes oscillaient devant lui au-dessus des têtes, sans se presser mais sans s’arrêter.
Ebou Dar brillait de toute sa blancheur au soleil matinal. Palais blancs aux colonnes blanches, et balcons couverts en fer forgé, voisinant avec les boutiques blanchies à la chaux des tisserands, et des pêcheurs, grandes maisons blanches aux persiennes dissimulant de hautes fenêtres à arcades, voisinant avec les auberges blanches aux enseignes multicolores et marchés ouverts sous de longs toits, où moutons, poulets, oies et veaux vivants faisaient un beau tintamarre à côté de leurs amis déjà égorgés et suspendus aux crochets des bouchers. Tout était blanc, la pierre et le plâtre, avec ici et là les touches de bleu, de rouge ou d’or des dômes et des flèches pointues, entourés de balcons ajourés. Il y avait des places partout, avec au milieu, une statue plus grande que nature, ou une fontaine dont le clapotis faisait ressortir la chaleur, toutes grouillantes de monde. Les réfugiés avaient envahi la ville, avec des marchands et des négociants de toutes sortes. Les troubles profitaient toujours à quelqu’un. Les marchandises que la Saldaea avait autrefois envoyées à l’Arad Doman descendaient maintenant sur la rivière jusqu’à Ebou Dar, de même que les produits que l’Amadicia vendait autrefois au Tarabon. Tout le monde s’agitait pour trouver qui un morceau à manger, qui une pièce, ou mille. Les odeurs flottant dans l’air étaient, à parties égales, celles des parfums, de la poussière et de la sueur. Mais toutes sentaient le désespoir.