Frénétiquement, il inspecta la rue à droite et à gauche. Les plumes blanches n’oscillaient plus au-dessus des têtes. Il y avait alentour une demi-douzaine de maisons semblables à celle où il s’accrochait, plusieurs palais de tailles diverses, deux auberges, trois tavernes, une boutique de coutelier signalée par le couteau et les ciseaux de son enseigne, une poissonnerie surmontée d’un panonceau représentant une cinquantaine de poissons multicolores, deux tisserands dont les tapis étaient déroulés sur des tables sous des auvents, un atelier de tailleur et deux marchands d’étoffes, deux boutiques proposant des objets laqués, un joaillier, un bijoutier, une écurie… La liste était trop longue. La femme pouvait être entrée n’importe où. Ou nulle part. Elle avait peut-être tourné dans une rue adjacente sans qu’il s’en aperçoive.
Sautant à bas de son perchoir, il rajusta son chapeau en grommelant entre ses dents… et il la vit, en haut des marches conduisant à un palais, presque en face de lui, déjà à demi dissimulée par les colonnettes flûtées de la façade. Le palais n’était pas grand, avec seulement deux flèches graciles et un unique dôme en forme de poire à bandes rouges, mais à Ebou Dar, le rez-de-chaussée des palais était toujours réservé aux servantes, cuisiniers et autres domestiques. Les appartements étaient en étage, pour profiter de la brise. À la vue de la femme, des portiers en livrée noir et jaune s’inclinèrent très bas et ouvrirent les portes sculptées devant elle avant qu’elle n’arrive jusqu’à eux. À l’intérieur, une servante lui fit la révérence, disant apparemment quelque chose, et se retourna aussitôt pour la conduire. Elle était connue. Il l’aurait parié. Après la fermeture de la porte, il passa un moment à étudier le palais. Ce n’était pas le plus riche de la cité, mais seul un noble pouvait avoir osé le construire.
— Par le Gouffre du Destin, qui peut bien vivre là ? maugréa-t-il finalement, ôtant son chapeau pour s’éventer.
Pas elle, pas alors qu’elle devait se déplacer à pied. Quelques questions dans les tavernes le renseigneraient.
Et la nouvelle de sa curiosité s’introduirait bientôt au palais, aussi sûr que la terre souille les mains.
— Carridin, dit quelqu’un.
C’était un vieillard décharné aux cheveux blancs, assis non loin à l’ombre. Ses épaules voûtées et son visage triste s’accordaient mal avec sa belle tunique grise. Malgré un petit col de dentelle, il était l’image même de l’indigence.
— Vous avez demandé qui habitait là. Le Palais Chelsaine est loué à Jaichim Carridin.
Le chapeau de Mat s’immobilisa.
— Vous voulez dire, l’ambassadeur des Blancs Manteaux ?
— Oui. Et aussi Inquisiteur de la Main de la Lumière.
Le vieillard tapota d’un doigt noueux son nez en bec d’aigle, les deux semblants avoir été cassés plusieurs fois.
— Pas un homme à déranger à moins d’y être obligé, et encore, après y avoir réfléchi à trois fois.
Machinalement, Mat fredonna quelques mesures de « La Tempête des Montagnes ». Pas un homme à déranger, en effet. Les Inquisiteurs étaient les pires des Blancs Manteaux. Et cet Inquisiteur-là recevait une Amie du Ténébreux.
— Merci…
Mat sursauta. Le vieillard avait disparu, avalé par la foule. Étrange, mais il lui trouvait un air familier. Peut-être encore une de ces vieilles connaissances du passé sortant de ces anciens souvenirs. Peut-être… Cela le frappa comme la fusée d’un Illuminateur explosant dans sa tête. Un homme aux cheveux blancs et au nez en bec d’aigle. Ce vieillard se trouvait au Circuit d’Argent, non loin de la femme qui venait d’entrer dans le palais loué par Carridin. Tournant son chapeau dans ses mains, il regarda la demeure en fronçant les sourcils. Le Bourbier n’avait jamais eu de fondrière semblable. Soudain, il sentit les dés s’agiter dans sa tête, et c’était toujours mauvais signe.
15
Insectes
Carridin ne leva pas les yeux de la lettre qu’il écrivait quand on introduisit Dame Shiaine, ainsi qu’elle se faisait appeler. Trois fourmis s’agitaient futilement dans l’encre fraîche, piégées. Tout le reste pouvait mourir, mais les fourmis, les cafards et toutes les sortes de vermine semblaient prospérer. Soigneusement, il sécha l’encre avec un buvard. Il n’allait pas tout recommencer pour quelques fourmis. S’il manquait à envoyer ce rapport ou s’il dépêchait un récit d’échec il serait aussi sûrement condamné que ces insectes piégés, pourtant, c’était un échec d’une autre sorte qui lui nouait les entrailles.
Il n’avait pas à se soucier que Shiaine lise ce qu’il écrivait. Il se servait d’un chiffre que seules deux personnes connaissaient à part lui. Beaucoup de bandes de Fidèles du Dragon étaient toutes noyautées par ses meilleurs hommes, et beaucoup d’autres, peut-être composées de bandits ou même d’avoir juré allégeance à cette ordure d’al’Thor. Pedron Niall n’aimerait peut-être pas, mais ses ordres avaient été de plonger l’Al-tara et le Murandy dans le sang et le chaos, dont seuls Niall et les Enfants de la Lumière pourraient les sauver, folie qu’on attribuerait à ce prétendu Dragon Réincarné, et cela, il l’avait fait. Les histoires de sorcières traversant le pays étaient un avantage supplémentaire. Sorcières de Tar Valon et Fidèles du Dragon, les Aes Sedai qui enlevaient les jeunes filles, suscitaient de faux dragons, incendiaient les villages, et crucifiaient les hommes sur les portes de leurs granges – toutes ces rumeurs circulaient partout maintenant. Niall serait satisfait. Et enverrait d’autres ordres. Mais comment croyait-il que Carridin allait pouvoir arracher Elayne Trakand au Palais Tarasin, cela le dépassait.
Une autre fourmi glissa sur la table aux incrustations d’ivoire, et il l’écrasa du pouce. Et tacha un mot qui devint illisible. Il faudrait refaire tout le rapport. Il avait très envie d’un verre. Un flacon de cognac se trouvait sur une table près de la porte, mais il ne voulait pas que la femme le voie boire. Réprimant un soupir, il poussa le rapport de côté et tira un mouchoir de sa manche pour s’essuyer le pouce.
— Eh bien, Shiaine, avez-vous finalement des progrès à m’annoncer ? Ou êtes-vous venue simplement pour me demander encore de l’argent ?
Du fond d’un grand fauteuil sculpté, elle lui adressa un sourire nonchalant.
— Ces recherches entraînent des dépenses, dit-elle, presque avec l’accent d’une noble d’Andor. Surtout quand on ne veut pas éveiller la curiosité.
La plupart des gens auraient été perturbés à la vue de Jaichim Carridin, même alors qu’il nettoyait le bout de sa plume, avec son visage de pierre, ses yeux profondément enfoncés dans les orbites, et le tabard blanc porté sur sa tunique frappée du soleil rayonnant des Enfants de la Lumière imprimé sur la houlette de berger de la Main. Pas Mili Skane. C’était son vrai nom, mais elle ignorait qu’il savait. Fille d’un sellier originaire d’un village voisin de Pont Blanc, elle était allée à la Tour Blanche à l’âge de quinze ans, autre détail qu’elle croyait secret. Ce n’était pas le meilleur début pour devenir Amie du Ténébreux, mais parce que les sorcières lui avaient dit qu’elle ne pourrait jamais canaliser, avant la fin de sa première année, non seulement elle s’était trouvé un cercle à Caemlyn, mais elle avait commis son premier meurtre. Au cours des sept ans écoulés depuis, elle en avait ajouté dix-neuf. C’était l’une des meilleures meurtrières disponibles, et une enquêtrice qui pouvait trouver n’importe qui et n’importe quoi. C’est ce qu’on avait dit à Carridin quand on la lui avait envoyée. Maintenant, elle commandait un cercle. Plusieurs de ses membres étaient des nobles, la plupart plus âgés qu’elle, mais cela n’avait aucune importance parmi ceux qui servaient le Grand Seigneur. Un autre cercle travaillant pour Carridin était commandé par un mendiant rabougri, borgne et édenté, qui avait l’habitude de ne se baigner qu’une fois l’an. Si les circonstances avaient été différentes, Carridin lui-même aurait plié le genou devant le Vieux Cully, le seul nom que reconnaissait le vieillard puant. Skane elle-même rampait sûrement devant le Vieux Cully, et tous les membres de son cercle, nobles ou non. Carridin s’irritait que « Dame Shiaine » tombât à genoux dès qu’entrait le vieux mendiant hirsute, mais que pour lui, elle se contentât de se carrer nonchalamment dans son fauteuil, croisant les jambes et remuant sa pantoufle, comme impatiente d’en avoir terminé avec lui. Elle avait reçu l’ordre de lui obéir sans discuter, et cela d’un homme devant qui même le Vieux Cully aurait rampé, et de plus, il avait désespérément besoin d’un succès. Les projets de Niall pouvaient tomber à l’eau, mais pas le sien.