Et aussi loin que le dragon volât chaque jour, à la tombée de la nuit, un instinct l’attirait toujours chez lui, à Peyredragon. Chez lui, mais non chez moi. Elle était chez elle à Meereen, avec son époux et son amant. Assurément, là était sa place.
Continue à avancer. Si je regarde en arrière, c’en est fait de moi.
Des souvenirs l’accompagnaient. Des nuages vus d’en haut. Des chevaux, gros comme des fourmis tonnant à travers les herbes. Une lune d’argent, presque assez proche pour la toucher. Des rivières courant, lumineuses et bleues, en contrebas, scintillant au soleil. Reverrai-je jamais de tels spectacles ? Sur le dos de Drogon, elle se sentait complète. Là-haut dans le ciel, les malheurs de ce monde ne la touchaient pas. Comment pourrait-elle abandonner cela ?
Le temps était venu, cependant. Une enfant pouvait passer sa vie à jouer, mais elle était une femme faite, une reine, une épouse, la mère de milliers. Ses enfants avaient besoin d’elle. Drogon avait plié sous le fouet, elle devait agir de même. Elle devait coiffer de nouveau sa couronne et revenir à son banc d’ébène et aux bras de son noble époux.
Hizdahr, aux tièdes baisers.
Le soleil était chaud, ce matin-là, le ciel bleu, sans nuages. C’était bien. Les vêtements de Daenerys étaient à peine plus que des loques et ne lui apportaient pas grand-chose, en termes de chaleur. Une de ses sandales lui avait glissé du pied au cours de son vol insensé depuis Meereen, et elle avait laissé l’autre près de la caverne de Drogon, préférant marcher pieds nus plutôt qu’à moitié chaussée. Son tokar et ses voiles, elle les avait abandonnés dans l’arène, et sa camisole de lin n’avait jamais été prévue pour supporter la chaleur des jours et le froid des nuits de la mer Dothrak. La sueur, l’herbe et la terre l’avaient tachée, et Daenerys en avait arraché une bande sur le bord afin de panser son tibia. Je dois paraître une bien pauvre créature, dépenaillée et morte de faim, songea-t-elle, mais si le temps reste chaud, je ne gèlerai pas.
Son séjour avait été solitaire et, durant sa plus grande partie, elle avait souffert de ses blessures et de la faim… et en dépit de tout cela, elle avait été étrangement heureuse, ici. Quelques douleurs, un ventre creux, des frissons la nuit… quelle importance quand vous pouvez voler ? Je le referais volontiers.
À Meereen, Jhiqui et Irri devaient l’attendre au sommet de sa pyramide, se répétait-elle. Missandei, sa douce scribe, aussi, et tous ses petits pages. Ils lui apporteraient à manger, et elle pourrait se baigner dans le bassin sous le plaqueminier. Il serait agréable de se sentir à nouveau propre. Daenerys n’avait nul besoin d’un miroir pour savoir qu’elle était couverte de crasse.
Elle avait faim, également. Un matin, elle avait trouvé des oignons sauvages qui poussaient à mi-pente sur le flanc sud, et plus tard, le même jour un légume rougeâtre et feuillu qui aurait pu être une curieuse variété de chou. Peu importe ce dont il s’était agi, ça ne l’avait pas rendue malade. En dehors de cela et d’un poisson qu’elle avait attrapé dans le bassin qu’alimentait une source devant la caverne de Drogon, elle avait survécu de son mieux sur les restes du dragon, des os brûlés et des pièces de viande fumante, moitié carbonisée et moitié crue. Elle avait besoin de davantage, elle le savait. Un jour, elle avait tapé dans le crâne fendu d’un mouton avec le côté de son pied nu et l’avait envoyé dévaler la colline en rebondissant. En le regardant dégringoler la pente escarpée vers la mer des herbes, elle avait compris qu’elle devait le suivre.
Daenerys se lança dans la traversée des hautes herbes à une allure soutenue. La terre était chaude entre ses orteils. L’herbe avait la même taille qu’elle. Elle n’a jamais paru si profonde quand je montais mon argentée, que je chevauchais auprès du soleil étoilé de ma vie en tête de son khalasar. En marchant, elle tapotait sa cuisse avec le fouet du maître d’arène. Cet objet et les hardes sur son dos étaient tout ce qu’elle avait emporté de Meereen.
Bien qu’elle avançât dans un royaume verdoyant, ce n’était pas le vert riche et intense de l’été. Même ici, l’automne imprimait sa présence, et l’hiver ne tarderait plus, derrière. L’herbe était plus pâle que dans ses souvenirs, un vert délavé et maladif, près de virer au jaune. Puis viendrait le brun. Les herbes se mouraient.
Daenerys Targaryen n’était pas une étrangère à la mer Dothrak, le grand océan végétal qui s’étendait de la forêt de Qohor jusqu’à la Mère des Montagnes et au Nombril du Monde. Elle l’avait vue pour la première fois alors qu’elle était encore enfant, tout juste mariée au khal Drogo, en route vers Vaes Dothrak pour être présentée aux vieillardes du dosh khaleen. La vue de toute cette herbe s’étirant devant elle lui avait coupé le souffle. Le ciel était bleu, l’herbe verte, et j’étais remplie d’espoir. Ser Jorah l’accompagnait, à l’époque, son vieil ours bougon. Elle avait Irri, Jhiqui et Doreah pour s’occuper d’elle, le soleil étoilé de sa vie pour la tenir au cours de la nuit, lui dont l’enfant grandissait en elle. Rhaego. Je voulais l’appeler Rhaego, et le dosh khaleen a déclaré qu’il serait l’étalon qui montera le monde. Elle n’avait plus été aussi heureuse depuis ces jours à Braavos, confus dans sa mémoire, où elle vivait dans la maison à la porte rouge.
Mais dans le désert rouge, toute sa joie s’était changée en cendres. Le soleil étoilé de sa vie avait chu de son cheval, la maegi Mirri Maz Duur avait assassiné Rhaego dans son ventre et Daenerys avait étouffé de ses propres mains la coquille vide du khal Drogo. Ensuite, le grand khalasar de Drogo s’était brisé. Ko Pono s’était proclamé khal et avait pris de nombreux cavaliers avec lui, et bien des esclaves aussi. Ko Jhaqo s’était déclaré khal, et il était parti avec bien davantage. Mago, son Sang-coureur, avait violé et tué Eroeh, une enfant que Daenerys avait un jour sauvée de lui. Seule la naissance de ses dragons au sein du feu et de la fumée du bûcher funéraire du khal Drogo avait épargné à Daenerys elle-même d’être traînée de nouveau à Vaes Dothrak pour y vivre le restant de ses jours parmi les vieillardes du dosh khaleen.
Le feu m’a brûlé les cheveux, mais sinon il m’a laissée intacte. Il en était allé de même dans l’arène de Daznak. De cela, elle se souvenait, mais beaucoup de ce qui avait suivi était flou. Tant de gens, qui hurlaient et se bousculaient. Elle se rappelait les chevaux qui se cabraient, une carriole de nourriture qui éparpillait des melons en se renversant ; d’en bas une pique avait fusé, suivie d’une volée de carreaux d’arbalète. L’un d’eux était passé si près que Daenerys l’avait senti lui frôler la joue. D’autres avaient ricoché sur les écailles de Drogon, s’étaient logés entre elles ou avait déchiré la membrane de ses ailes. Elle se remémorait le dragon qui se tordait sous elle, frissonnant sous les impacts, tandis qu’elle tentait désespérément de s’agripper à son dos squameux. Les blessures fumaient. Daenerys vit un des viretons s’embraser soudain. Un autre tomba, décroché par le battement des ailes de Drogon. En contrebas, des hommes virevoltaient, engainés de flamme, les mains levées, comme pris dans la frénésie d’une folle danse. Une femme en tokar vert tendit la main vers un enfant en pleurs, l’attirant entre ses bras pour le protéger du brasier. Daenerys vit la couleur, intense, mais pas le visage de la femme. Des gens les piétinèrent tandis qu’ils gisaient entrelacés sur les briques. Certains étaient embrasés.