Trois fois ce jour-là elle aperçut Drogon. La première, il était si loin qu’il aurait pu s’agir d’un aigle, disparaissant dans les nuages et en ressortant en planant, mais Daenerys connaissait désormais sa silhouette, même quand il n’était plus qu’une petite tache. La deuxième fois, il passa devant le soleil, ses noires ailes déployées, et le monde s’obscurcit. La dernière fois, il vola juste au-dessus d’elle, si près qu’elle entendait battre ses ailes. L’espace d’un demi-battement de cœur, Daenerys crut qu’il la traquait, mais il continua son vol sans lui prêter aucune attention, et disparut quelque part à l’est. C’est aussi bien, estima-t-elle.
Le soir la prit presque à l’improviste. Alors que le soleil dorait les lointaines aiguilles de Peyredragon, Daenerys tomba sur un petit mur de pierre brisé, couvert par la végétation. Peut-être avait-il appartenu à un temple, ou à la demeure du seigneur du village. D’autres ruines s’étendaient plus loin – un vieux puits, et certains cercles dans l’herbe qui marquaient l’emplacement où s’étaient dressées quelques masures. On les avait construites en torchis, jugea Daenerys, mais de longues années de vent et de pluie les avaient réduites à rien. Daenerys en trouva huit avant que le soleil ne se couchât, mais il aurait pu y en avoir davantage plus loin, dissimulées dans les herbes.
Le mur de pierre avait mieux survécu que le reste. Bien qu’il ne dépassât nulle part trois pieds de hauteur, l’angle où il rencontrait un autre muret de moindre hauteur offrait cependant un abri contre les éléments, et la nuit montait rapidement. Daenerys se blottit dans ce recoin, s’arrangeant une sorte de nid en arrachant des poignées de l’herbe qui croissait autour des ruines. Elle était très lasse, et de nouvelles ampoules étaient apparues sur ses deux pieds, y compris une paire assortie au petit doigt de chaque. Ça doit venir de ma façon de marcher, pensa-t-elle en pouffant.
Tandis que le monde s’obscurcissait, Daenerys se rencogna et ferma les yeux, mais le sommeil refusa de venir. La nuit était froide, le sol dur, son ventre vide. Elle se retrouva à songer à Meereen, à Daario, son amour, et à Hizdahr, son mari, à Irri et Jhiqui et à la douce Missandei, à ser Barristan, Reznak et Skahaz Crâne-ras. Craignent-ils que je sois morte ? Je me suis envolée sur le dos d’un dragon. Vont-ils croire qu’il m’a dévorée ? Elle se demanda si Hizdahr était toujours roi. Sa couronne lui venait d’elle, pourrait-il la conserver en son absence ? Il voulait tuer Drogon. Je l’ai entendu. « Tuez-le, a-t-il crié, tuez cet animal », et il avait au visage une expression avide. Et Belwas le Fort était à genoux, secoué de vomissements et de trépidations. Du poison. C’était forcément du poison. Les sauterelles au miel. Hizdahr m’a encouragée à en manger, mais Belwas a tout mangé. Elle avait fait d’Hizdahr son roi, l’avait mis dans son lit, avait rouvert pour lui les arènes, il n’avait aucune raison de souhaiter sa mort. Et cependant, qui cela pouvait-il être d’autre ? Reznak, son sénéchal parfumé ? Les Yunkaïis ? Les Fils de la Harpie ?
Au loin, un loup hurla. Ce son la rendit triste et solitaire, mais pas moins affamée. Tandis que la lune s’élevait au-dessus des plaines d’herbe, Daenerys sombra enfin dans un sommeil agité.
Elle rêva. Tous ses soucis se détachaient d’elle, et toutes ses douleurs aussi, et elle paraissait flotter vers le haut, dans le ciel. Elle volait encore une fois, tournoyant, riant, dansant, tandis que les étoiles cabriolaient autour d’elle et lui chuchotaient des secrets à l’oreille. « Pour aller au nord, tu dois voyager vers le sud. Pour atteindre l’ouest, tu dois aller à l’est. Pour avancer, tu dois rebrousser chemin. Pour toucher la lumière, tu dois passer sous l’ombre.
— Quaithe ? appela Daenerys. Où êtes-vous, Quaithe ? »
Puis elle vit. Son masque est fait de lumière d’étoiles.
« Rappelle-toi qui tu es, Daenerys, chuchotèrent les étoiles avec la voix d’une femme. Les dragons le savent. Et toi ? »
Le lendemain matin, elle s’éveilla courbaturée, percluse de douleurs et de crampes, avec des fourmis qui lui couraient sur les bras, les jambes et le visage. Quand elle comprit ce qu’elles étaient, elle écarta d’un coup de pied les tiges d’herbe brune qui lui avaient servi de couche et de couverture, et se remit debout tant bien que mal. Elle était couverte de piqûres, de petites bosses rouges qui démangeaient et cuisaient. D’où sortent toutes ces fourmis ? Pour se débarrasser d’elles, Daenerys frotta ses bras, ses jambes et son ventre. Elle laissa courir une paume sur le chaume de son crâne, à l’endroit où ses cheveux avaient brûlé, et elle sentit d’autres fourmis sur sa tête, et une qui lui descendait sur la nuque. Elle les gifla et les écrasa sous ses pieds nus. Il y en avait tellement…
Il s’avéra que la fourmilière se situait de l’autre côté de son mur. Daenerys s’étonna que les insectes eussent réussi à l’escalader et à la trouver. Pour eux, cet amas de pierres devait les surplomber avec l’énormité du Mur de Westeros. Le plus grand mur du monde, répétait son frère Viserys, aussi fier que s’il l’avait bâti de ses mains.
Viserys lui racontait des histoires de chevaliers si pauvres qu’ils étaient obligés de dormir sous les haies anciennes qui poussaient au long des chemins des Sept Couronnes. Daenerys aurait donné tant et plus pour une belle haie bien épaisse. De préférence sans fourmilière.
Le soleil se levait tout juste. Quelques étoiles brillantes s’attardaient dans le cobalt du ciel. Peut-être l’une d’elles est-elle le khal Drogo, assis sur son étalon ardent dans les terres de la nuit, qui me sourit d’en haut. Peyredragon était toujours visible au-dessus des herbes. Elle paraît si proche. Je dois me trouver à des lieues, désormais, mais on dirait que je pourrais y revenir en une heure. Elle avait envie de se recoucher, de fermer les yeux et de s’abandonner au sommeil. Non, je dois poursuivre. Le ruisseau. Borne-toi à longer le ruisseau.
Daenerys prit un instant pour s’assurer de son orientation. Il ne faudrait pas partir dans la mauvaise direction et perdre son ruisseau. « Mon ami, commenta-t-elle à voix haute. Si je reste près de mon ami, je ne m’égarerai pas. » Elle aurait dormi au bord de l’eau si elle avait osé, mais il y avait des animaux qui venaient y boire, la nuit. Elle avait vu leurs traces. Daenerys ne ferait pas un grand banquet pour un loup ou un lion, mais mieux valait un maigre repas que pas de repas du tout.
Une fois qu’elle fut certaine de se diriger vers le sud, elle compta ses pas. Le ruisseau apparut au bout de huit. Daenerys mit ses mains en coupe pour boire. L’eau lui infligea des crampes d’estomac, mais on supportait des crampes plus facilement que la soif. Elle n’avait rien d’autre à boire que la rosée du matin qui luisait sur les hautes herbes, et pas de nourriture du tout, à moins qu’elle ne tînt à manger de l’herbe. Je pourrais essayer de manger des fourmis. Les petites jaunes étaient trop infimes pour beaucoup la nourrir, mais il y en avait des rouges dans l’herbe, et elles étaient plus grosses. « Je suis perdue en mer, décida-t-elle en claudiquant au bord de son ru sinueux, alors peut-être que je trouverai des crabes, ou un beau gros poisson. » Son fouet claquait doucement contre sa cuisse. Flap, flap, flap. Un pas à la fois, et le ruisseau la ramènerait chez elle.