« Avance, s’ordonna Daenerys. Suis le ruisseau et il te conduira à la Skahazadhan. C’est là que Daario te trouvera. » Mais il lui fallut toutes ses forces rien que pour se remettre debout et, quand elle y parvint, elle ne put que rester plantée là, fiévreuse et saignante. Elle leva les yeux vers le ciel bleu et vide, considérant le soleil en plissant les paupières. Déjà la moitié de la matinée enfuie, découvrit-elle avec consternation. Elle se força à progresser d’un pas, puis d’un autre, et voilà qu’elle marchait de nouveau, en suivant le petit ruisseau.
La température du jour augmenta et le soleil pesa sur sa tête et les restes brûlés de ses cheveux. L’eau lui éclaboussait la plante des pieds. Elle marchait dans le ruisseau. Depuis combien de temps faisait-elle ça ? La boue douce et molle lui était agréable entre les orteils et aidait à apaiser ses ampoules. Dans le ruisseau ou sur le bord, je dois continuer à avancer. L’eau coule vers le bas. Le ruisseau me mènera au fleuve, et le fleuve me ramènera chez moi.
Sauf qu’il ne le ferait pas, pas vraiment.
Meereen n’était pas chez elle, et ne le serait jamais. C’était une cité d’hommes étranges aux dieux étranges et aux cheveux plus étranges encore, d’esclavagistes enveloppés de tokars à franges, où la grâce s’obtenait par la fornication, la boucherie était un art et le chien un mets de choix. Meereen serait toujours la cité de la Harpie, et Daenerys ne pouvait être une harpie.
Jamais, prononça l’herbe sur le ton rogue de Jorah Mormont. Vous étiez prévenue, Votre Grâce. Laissez donc cette cité, vous ai-je conseillé. Votre guerre se passe à Westeros, je vous l’ai dit.
La voix n’était qu’un chuchotis et pourtant Daenerys avait la sensation qu’il marchait juste derrière elle. Mon ours, songea-t-elle, mon cher vieil ours, qui m’aimait et m’a trahie. Il lui avait tant manqué. Elle voulait voir son visage ingrat, l’entourer de ses bras et se serrer contre son torse, mais elle savait que, si elle se retournait, ser Jorah aurait disparu. « Je rêve, dit-elle. Un rêve éveillé, un réveil de marche. Je suis seule et je suis perdue. »
Perdue, parce que vous vous êtes attardée en un lieu où vous n’auriez jamais dû être, murmura ser Jorah, aussi bas que le vent. Seule, parce que vous m’avez renvoyé.
« Tu m’as trahie. Tu as vendu des informations sur moi, pour de l’or. »
Pour rentrer. Je n’ai jamais voulu que rentrer chez moi.
« Et moi. Tu me voulais, moi. » Daenerys l’avait lu dans ses yeux.
C’est vrai, susurra l’herbe, avec tristesse.
« Tu m’as embrassée. Je ne t’en ai jamais donné permission, mais tu l’as fait. Tu m’as vendue à mes ennemis, mais tu étais sincère quand tu m’as embrassée. »
Je vous ai bien conseillée. Gardez vos piques et vos épées pour les Sept Couronnes, vous ai-je dit. Laissez Meereen aux Meereeniens et partez à l’ouest, ai-je insisté. Vous n’avez pas voulu m’écouter.
« J’ai dû prendre Meereen ou voir mes enfants périr de faim durant leur marche. » Daenerys gardait à la mémoire la file des cadavres qu’elle avait laissés derrière elle en traversant le désert rouge. Ce n’était pas un spectacle qu’elle voulait revoir un jour. « J’ai dû conquérir Meereen pour nourrir mon peuple. »
Vous avez pris Meereen, lui rappela-t-il, et vous vous êtes encore attardée.
« Pour être reine. »
Vous êtes reine, riposta son ours. À Westeros.
« C’est tellement loin, se plaignit-elle. J’étais fatiguée, Jorah. J’étais lasse de la guerre. Je voulais me reposer, rire, planter des arbres et les voir grandir. Je ne suis qu’une jeune fille. »
Non. Vous êtes le sang du dragon. Le chuchotement s’estompait, comme si ser Jorah prenait de plus en plus de retard sur elle. Un dragon ne plante pas d’arbres. Souvenez-vous-en. Souvenez-vous de qui vous êtes, de ce pour quoi vous êtes faite. Souvenez-vous de votre devise.
« Feu et Sang », récita Daenerys à l’herbe qui dansait.
Une pierre roula sous son pied. Elle tomba sur un genou et poussa un cri de douleur, espérant contre tout espoir que son ours allait la serrer dans ses bras et l’aider à se relever. Quand elle tourna la tête pour le chercher, elle ne vit qu’un filet d’eau brune… et l’herbe, qui continuait à frémir doucement. Le vent, se dit-elle, le vent balance les tiges et les fait danser. Mais il n’y avait pas de vent. Le soleil la surplombait, le monde était calme et brûlant. Des nuées de moustiques emplissaient l’air et une libellule flottait au-dessus du ruisseau, filant de-ci, de-là. Et l’herbe bougeait, sans rien pour l’agiter.
Elle tâtonna dans l’eau, trouva un caillou de la grosseur de son poing, l’arracha à la boue. C’était une piètre arme, mais préférable à une main vide. Du coin de l’œil, Daenerys vit l’herbe remuer encore, sur sa droite. L’herbe tangua et s’inclina, comme devant un roi, mais aucun roi ne lui apparut. Le monde était vert et vide. Le monde était vert et silencieux. Le monde était jaune, et se mourait. Je devrais me lever, se reprocha-t-elle. Il faut que je marche. Je dois suivre le ruisseau.
À travers l’herbe monta un doux tintement argentin.
Des clochettes, songea Daenerys en souriant au souvenir du khal Drogo, son soleil et ses étoiles, et des grelots qu’il avait dans sa tresse. Quand le soleil se lèvera à l’ouest pour se coucher à l’est. Quand les mers seront asséchées, et quand les montagnes auront sous le vent le frémissement de la feuille, quand mon sein se ranimera, quand je porterai un enfant vivant, alors le khal Drogo me sera rendu.
Mais il n’était rien advenu de tout cela. Des clochettes, se répéta Daenerys. Ses Sang-coureurs l’avaient retrouvée. « Aggo, chuchota-t-elle. Jhogo. Rakharo. » Se pourrait-il que Daario les eût accompagnés ?
La mer verte s’ouvrit. Un cavalier apparut. Sa tresse était noire et brillante, sa peau aussi sombre que du cuivre poli, ses yeux avaient la forme d’amandes amères. Des clochettes chantaient dans ses cheveux. Il portait une ceinture de médaillons et un gilet peint, avec un arakh sur une hanche et un fouet sur l’autre. Un arc de chasse et un carquois plein de flèches pendaient à sa selle.
Un cavalier, et seul. Un éclaireur. C’était celui qui galopait en avant du khalasar pour repérer le gibier et la bonne herbe verte, et détecter les ennemis partout où ils pouvaient se cacher. S’il la trouvait ici, il la tuerait, la violerait ou la réduirait en esclavage. Au mieux, il la renverrait vers les vieillardes du dosh khaleen, où étaient censées aller les bonnes khaleesis, quand mourait leur khal.
Mais il ne la vit pas. Les herbes la dissimulaient, et il regardait ailleurs. Daenerys suivit son regard, et là-bas volait l’ombre, ses ailes largement déployées. Le dragon se situait à un mille de distance, et cependant l’éclaireur resta pétrifié jusqu’à ce que son étalon se mît à doucement hennir de peur. Puis l’homme s’éveilla comme d’un rêve, fit volter sa monture et s’en fut au galop à travers les hautes herbes.