Victarion Greyjoy se méfiait des rires. Leur écho lui inspirait invariablement le sentiment confus d’être la cible d’une plaisanterie qui lui échappait. Souvent, Euron Œil de Choucas s’était raillé de lui, quand ils étaient enfants. De même Aeron, avant de devenir le Tifs-trempés. Leurs moqueries se présentaient souvent sous une livrée de louanges et, en certaines occasions, Victarion n’avait même pas eu conscience qu’on se moquait de lui. Pas avant d’entendre les rires. Alors la colère montait, bouillonnant au fond de sa gorge jusqu’à ce que son fiel soit près de l’étouffer. Voilà ce que lui inspiraient les singes. Leurs facéties n’amenaient pas même un sourire sur le visage du capitaine, au contraire de son équipage, qui rugissait de rire, gueulait et lançait des coups de sifflet.
« Envoyez-le rejoindre le dieu Noyé avant qu’il n’attire sur nous une malédiction, le pressa Burton Humble.
— Un navire envoyé par le fond, et lui seul s’accroche aux débris, commenta Wulfe-qu’une-oreille. Où qu’il est passé, l’équipage ? Est-ce qu’il aurait invoqué des démons pour les dévorer ? Qu’est-ce qu’il est devenu, son navire ?
— Une tempête. » Moqorro croisa ses bras sur son torse. Il ne paraissait pas inquiet, malgré tous ces hommes autour de lui qui réclamaient sa mort. Même les singes ne semblaient guère apprécier ce conjurateur. Ils bondissaient de drisse en drisse, dans les airs, en hurlant.
Victarion hésitait. Il est sorti de la mer. Pourquoi le dieu Noyé l’a-t-il rejeté, sinon parce qu’il voulait que nous le trouvions ? Son frère Euron avait ses petits conjurateurs personnels. Peut-être le dieu Noyé voulait-il que Victarion eût aussi le sien. « Qu’est-ce qui te fait raconter que cet homme est un conjurateur ? interrogea-t-il le Mulot. Je ne vois qu’un prêtre rouge en loques.
— J’ai cru pareil, capitaine… mais y sait des choses. Y savait qu’on se dirigeait vers la baie des Serfs, avant même qu’on lui ait dit, et y savait que zétiez là, au large de c’t’ île. » Le petit homme hésita. « Lord Capitaine, y m’a dit… y m’a dit qu’ zalliez mourir à coup sûr si on l’ conduisait pas à vous.
— Que moi, j’allais mourir ? » Victarion laissa échapper un renâclement de dérision. Tranchez-lui la gorge et jetez-le à la mer, se préparait-il à dire, quand une pointe de souffrance dans sa main blessée se planta dans son bras, remontant presque jusqu’au coude, une douleur si intense que ses mots se changèrent en bile au fond de sa gorge. Il tituba et se raccrocha au bastingage pour ne pas tomber.
« Le sorcier a j’té un sort au capitaine », lança une voix.
D’autres reprirent le cri. « Coupez-lui la gorge ! Tuez-le avant qu’il invoque des démons contre nous ! » Longuesaigues Pyke fut le premier à tirer son coutelas. « NON ! beugla Victarion. Arrière ! Tous ! Pyke, range ta lame. Mulot, repars sur ton navire. Humble, conduis ce sorcier dans ma cabine. Le reste, reprenez vos tâches. » Pendant la moitié d’un battement de cœur, il ne fut pas certain qu’ils allaient obéir. Ils restaient sur place, en grommelant, la moitié avec un coutelas tiré, s’entre-regardant tous en quête d’une décision. La merde de singe plut autour d’eux, plaf, plaf, plaf. Personne ne bougea jusqu’à ce que Victarion attrapât le conjurateur par un bras et l’entraînât vers l’écoutille.
Lorsqu’il ouvrit la porte de la cabine du capitaine, la noiraude se retourna vers lui, muette et souriante… mais quand elle vit le prêtre rouge à ses côtés, ses lèvres se retroussèrent sur ses dents, et elle poussa un sifflement de fureur soudaine, à la manière d’un serpent. Victarion la gifla d’un revers de sa main valide, l’envoyant rouler sur le plancher. « La paix, femme. Du vin pour nous deux. » Il pivota vers l’homme noir. « Le Mulot a dit vrai ? Tu as vu ma mort ?
— Cela, et plus encore.
— Où ça ? Quand ? Est-ce que je mourrai au combat ? » Sa main valide s’ouvrait et se refermait. « Si tu me mens, je te fends le crâne comme un melon et je donne ta cervelle à manger aux singes.
— Votre mort est avec nous en cette heure, messire. Montrez-moi votre main.
— Ma main ? Que sais-tu de ma main ?
— Je vous ai vu dans les feux nocturnes, Victarion Greyjoy. Vous avancez à travers les flammes, grave et féroce, votre grande hache ruisselant de sang, aveugle aux tentacules qui vous enserrent le poignet, le cou et la cheville, les fils noirs qui vous font danser.
— Danser ? » Victarion frémit de colère. « Tes feux nocturnes mentent. Je n’ai pas été conçu pour la danse, et je ne suis le pantin de personne. » Il arracha son gant et brandit sa mauvaise main sous le nez du prêtre rouge. « Tiens. C’est ça, que tu voulais ? » Le linge propre était déjà barbouillé de sang et de pus. « Il portait une rose sur son bouclier, celui qui m’a fait ça. Je me suis griffé la main sur une épine.
— Même la plus légère égratignure peut se révéler mortelle, lord Capitaine, mais si vous m’y autorisez, je vais guérir ceci. J’ai besoin d’une lame. En argent, ce serait l’idéal, mais le fer suffira. D’un brasero également. Je me dois d’allumer un feu. Ce sera douloureux. Terriblement douloureux, une souffrance comme vous n’en avez jamais connu. Mais lorsque nous en aurons terminé, votre main vous sera restituée. »
Tous les mêmes, ces hommes de magie. La souris m’a mis en garde contre la douleur, elle aussi. « Je suis fer-né, prêtre. Je me ris de la douleur. Tu auras ce que tu demandes… mais si tu échoues et que ma main ne guérit pas, je te couperai la gorge moi-même et je te donnerai à la mer. »
Moqorro s’inclina, ses yeux sombres brillant. « Qu’il en soit ainsi. »
On ne revit pas le capitaine de fer ce jour-là, mais, au fil des heures, l’équipage de son Fer Vainqueur rapporta avoir entendu des accès de rire dément en provenance de la cabine du capitaine, un rire grave, sombre et fou, et quand Longuesaigues Pyke et Wulfe-qu’une-oreille essayèrent d’ouvrir la porte de la cabine, ils la trouvèrent barrée. Plus tard, ce fut un chant, une complainte étrange et aiguë dans une langue que le mestre identifia comme du haut valyrien. C’est alors que les singes abandonnèrent le bord, poussant des cris en sautant à la mer.
Le coucher du soleil venu, tandis que la mer virait à un noir d’encre et que le soleil boursouflé teignait le ciel d’un rouge profond et sanglant, Victarion remonta sur le pont. Il était torse nu, son bras gauche ensanglanté jusqu’au coude. Tandis que son équipage s’assemblait en échangeant chuchotements et coups d’œil, il éleva une main calcinée et noircie. Des filets de fumée sombre montèrent de ses doigts quand il désigna le mestre. « Lui. Qu’on lui tranche la gorge et qu’on le jette à la mer, et nous aurons des vents favorables jusqu’à Meereen. » Moqorro avait vu cela dans ses feux. Il avait également vu que la garce était mariée, mais quelle importance ? Ce ne serait pas la première femme que Victarion Greyjoy rendrait veuve.
Tyrion
Le guérisseur entra sous la tente en murmurant des amabilités, mais une inspiration de l’air vicié et un coup d’œil à Yezzan zo Qaggaz y mirent bon ordre. « La jument pâle », déclara l’homme à Douceur.
Mais quelle stupeur, commenta Tyrion en son for intérieur. Qui s’en serait douté ? Hormis n’importe qui doté d’un nez et moi, avec ma moitié d’un. Yezzan brûlait de fièvre, s’agitant spasmodiquement dans une flaque de ses propres excréments. Sa merde s’était changée en une bouillie brune striée de sang… et il échoyait à Yollo et Sou de lui torcher son cul jaune. Même avec de l’assistance, leur maître était incapable de soulever son propre poids ; toutes ses forces déclinantes étaient mobilisées dès qu’il fallait rouler sur un côté.