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Si quelqu’un avait eu l’idée de lui poser la question, Tyrion aurait pu leur conseiller de ne pas se donner tant de peine. À moins qu’une des longues piques en fer d’un scorpion frappe un œil par hasard, ces joujoux avaient peu de chance de faire mordre la poussière au monstre chéri de la reine. On ne tue pas un dragon si facilement. Si vous le chatouillez avec tout ce fourbi, vous allez uniquement réussir à le mettre en colère.

C’était aux yeux qu’un dragon était le plus vulnérable. Les yeux et le cerveau, derrière. Pas le ventre, contrairement à ce qu’affirmaient certains vieux contes. Les écailles en ce point étaient tout aussi coriaces que celles du dos et des flancs du dragon. Et pas le gosier, non plus. C’était de la folie. Autant essayer, pour ces apprentis tueurs de dragon, d’éteindre un incendie à coups de pique. De la goule d’un dragon la mort sort, mais point n’y entre, avait écrit le septon Barth dans sa Surnaturelle Histoire.

Plus loin encore, deux légions de la Nouvelle-Ghis se faisaient face, une muraille de boucliers répondant à une autre, alors que des sergents en demi-heaumes de fer empanachés de crin de cheval gueulaient des ordres dans leur incompréhensible dialecte. À l’œil nu, les Ghiscaris paraissaient plus formidables que les soldats esclaves yunkaïis, mais Tyrion entretenait quelques doutes. On avait pu armer les légionnaires et les organiser sur le modèle des Immaculés… mais les eunuques ne connaissaient pas d’autre existence, tandis que les Ghiscaris étaient des citoyens libres qui servaient des périodes de trois ans.

La file devant le puits s’étirait sur un quart de mille.

Il n’y avait qu’une poignée de puits à moins d’une journée de marche de Meereen, aussi l’attente était-elle toujours longue. Le plus gros de l’ost yunkaïi puisait son eau potable à la Skahazadhan, ce qui, Tyrion le savait avant même la mise en garde du guérisseur, était une très mauvaise idée. Si les plus malins veillaient à remonter en amont des latrines, ils ne s’en trouvaient pas moins en aval de la cité.

Qu’il restât encore des puits utilisables à moins d’une journée de marche de la cité prouvait d’ailleurs la candeur de Daenerys Targaryen en matière de science des sièges. Elle aurait dû empoisonner chaque puits. Dès lors, tous les Yunkaïis boiraient au fleuve. On verrait alors combien de temps leur siège durerait. C’est ainsi qu’aurait procédé le seigneur son père, Tyrion n’en doutait pas une seconde.

Chaque fois qu’ils avançaient d’une place dans la file, les grelots de leurs colliers sonnaillaient joyeusement. Un tintement si primesautier qu’il me donnerait envie d’énucléer le monde à la petite cuillère. Désormais, Griff, Canard et Haldon Demi-Mestre avaient dû arriver en Westeros avec leur jeune prince. Je devrais être auprès d’eux… mais non. J’avais bien besoin de me payer une putain. Ça ne me suffisait pas de tuer ma famille, il me fallait encore de la chatte et du vin pour sceller ma déchéance, et me voilà, au mauvais bout du monde, harnaché d’un carcan d’esclave muni de petits grelots d’or pour annoncer mon arrivée. En calculant mes pas de danse, je parviendrais sans doute à interpréter Les Pluies de Castamere.

Il n’était point de site mieux choisi pour apprendre les dernières nouvelles et rumeurs que les abords du puits. « J’sais bien ce que j’ai vu, disait un vieil esclave au collier de fer rouillé tandis que Tyrion et Sou progressaient avec la file, et j’ai vu le dragon arracher des bras et des jambes, déchirer des hommes en deux, les réduire en cendres et en os. Les gens s’ sont mis à courir, en essayant d’ sortir d’ cette arène, mais moi qu’étais v’nu voir un spectacle, par tous les dieux d’ Ghis, j’en ai vu un. J’étais en haut, aux pourpres, alors je m’suis dit que l’dragon viendrait sans doute pas m’embêter.

— La reine a enfourché le dragon et elle s’est envolée, insista une grande femme brune.

— Elle a voulu, corrige le vieux, mais elle pouvait pas s’ retenir. Les arbalètes ont blessé le dragon et la reine, elle a été touchée, en plein entr’ ses beaux p’tits nichons roses, à c’ qu’on m’a dit. C’est là qu’elle est tombée. Elle est morte dans le caniveau, écrasée par une roue de chariot. J’ connais une fille qui connaît un type qui l’a vue mourir. »

En pareille compagnie, le silence était une grande sagesse, mais Tyrion ne put se contenir. « On n’a pas retrouvé de cadavre », observa-t-il.

Le vieux fronça les sourcils. « Et t’en sais quoi, toi ?

— Y zétaient là, intervint la femme. C’est eux, les nains qui joutaient, ceux qu’ont fait un tournoi d’vant la reine. »

Le vieux plissa les yeux en les toisant, comme s’il voyait Tyrion et Sou pour la première fois. « C’est vous qu’étaient sur les cochons. »

Notre notoriété nous précède. Tyrion esquissa une courbette de courtisan et se retint de préciser que l’un des cochons était en réalité un chien. « La truie que je monte est en fait ma sœur. Nous avons le même nez, vous avez remarqué ? Un sorcier lui a jeté un sort, mais, si vous lui donnez un bon gros baiser baveux, elle se transformera en femme splendide. Le problème, c’est qu’en apprenant à la connaître, vous n’aurez qu’une envie : l’embrasser à nouveau pour rétablir le sortilège. »

Des rires éclatèrent tout autour de lui. Même le vieux s’y joignit. « Alors, vous l’avez vue, dit le petit rouquin derrière eux. Zavez vu la reine. Elle est aussi belle qu’on le raconte ? »

J’ai vu une svelte jeune femme avec des cheveux d’argent, enveloppée dans un tokar, aurait-il pu leur répondre. Son visage était voilé, et je ne me suis jamais approché suffisamment pour bien la voir. J’étais juché sur une truie. Daenerys Targaryen était assise dans la loge du propriétaire, auprès de son roi ghiscari, mais Tyrion avait eu le regard attiré par le chevalier en armure blanche et or, derrière elle. Bien que ses traits fussent dissimulés, le nain aurait reconnu Barristan Selmy n’importe où. Illyrio avait au moins raison sur ce point, se souvenait-il d’avoir pensé. Est-ce que Selmy va me reconnaître, en revanche ? Et si oui, comment va-t-il réagir ?

Il avait failli s’identifier à cet instant-là, mais quelque chose l’avait retenu – méfiance, poltronnerie, instinct, appelez cela comme vous voudrez. Il n’imaginait pas Barristan le Hardi l’accueillir avec autre chose que de l’hostilité. Selmy n’avait jamais approuvé la présence de Jaime dans sa précieuse Garde Royale. Avant la rébellion, le vieux chevalier le jugeait trop jeune, pas assez aguerri ; par la suite, on l’avait entendu affirmer que le Régicide devrait troquer son manteau blanc contre un noir. Et Tyrion avait commis des crimes bien pires. Jaime avait tué un dément. Tyrion avait planté un vireton dans le bas-ventre de son géniteur, un homme que ser Barristan avait connu et servi des années durant. Il aurait pu courir le risque malgré tout, mais, à cet instant-là, Sou avait assené un coup contre son bouclier et le moment s’enfuit, pour ne plus se représenter.

« La reine nous a regardés jouter, disait Sou aux autres esclaves, mais c’est la seule fois que je l’ai vue.

— Zavez dû voir le dragon », le pressa le vieux.

Si seulement. Les dieux ne lui avaient même pas accordé cela. Tandis que Daenerys Targaryen prenait son essor, Nourrice refermait avec un claquement des fers autour de leurs chevilles afin de s’assurer qu’ils ne tenteraient pas de s’évader sur le chemin du retour vers leur maître. Si seulement le surveillant avait pris congé après les avoir menés à l’abattoir, ou s’il avait fui avec le reste des esclavagistes lorsque le dragon s’était abattu du ciel, les deux nains auraient pu sortir libres d’un pas tranquille. Ou, plus probablement, à toutes jambes, dans un carillon de clochettes.