Le visage de Nourrice avait fourni à Tyrion son premier indice. Après leur numéro, Sou et lui avaient regagné la cave éclairée de torches où se réunissaient les combattants, avant et après les rencontres. Certains étaient assis à aiguiser leurs armes ; d’autres sacrifiaient à d’étranges dieux, ou apaisaient leur nervosité avec du lait de pavot avant de sortir mourir. Ceux qui avaient livré bataille et gagné jouaient aux dés dans un coin, riant comme seuls le peuvent des hommes qui ont regardé la mort en face et survécu.
Nourrice versait à un employé de l’arène des monnaies d’argent sur un pari perdu quand il aperçut Sou qui menait Croque. La perplexité dans ses prunelles s’évanouit en un demi-battement de cœur, mais pas avant que Tyrion ait saisi ce qu’elle signifiait. Nounou n'espérait pas notre retour. Il avait regardé à la ronde d’autres visages. Aucun d’entre eux ne s’attendait à ce que nous revenions. Nous devions mourir là dehors. Le dernier fragment tomba en place quand il entendit un dresseur de fauves se plaindre bruyamment auprès du maître d’arène. « Les lions ont faim. Deux jours qu’ils ont rien mangé. On m’avait demandé de pas les nourrir, j’ai obéi. La reine devrait payer la viande.
— Aborde le sujet avec elle la prochaine fois qu’elle donnera audience », riposta le maître d’arène.
Maintenant encore, Sou ne se doutait de rien. Quand elle avait évoqué l’arène, son plus grand souci avait été que si peu de gens eussent ri. Ils se seraient pissé dessus de rire, si l’on avait lâché les lions, faillit lui rétorquer Tyrion. En lieu de quoi, il lui avait pressé l’épaule.
Soudain, Sou s’arrêta. « On n’est pas sur le bon chemin.
— Non. » Tyrion posa ses seaux par terre. Les anses avaient creusé de profonds sillons dans ses doigts. « Voilà les tentes que nous cherchons, là-bas.
— Les Puînés ? » Un sourire bizarre fendit le visage de ser Jorah. « Si tu t’imagines trouver de l’aide là-bas, tu ne connais pas Brun Ben Prünh.
— Oh, que si. Prünh et moi avons disputé cinq parties de cyvosse. Brun Ben Prünh est rusé, tenace, pas dépourvu d’intelligence… mais prudent. Il aime laisser son adversaire prendre les risques tandis qu’il se tient en retrait et qu’il maintient ouvertes toutes ses options, afin de réagir à la bataille selon ses développements.
— La bataille ? Quelle bataille ? » Sou s’écarta de lui. « Nous devons rentrer. Le maître a besoin d’eau fraîche. Si nous traînons, on nous fouettera. Et Jolie Cochonne et Croque sont restés là-bas.
— Douceur veillera à ce qu’on s’occupe d’eux », mentit Tyrion. Fort probablement, le Balafré et ses amis ne tarderaient pas à dîner d’un jambon, de bacon et d’un succulent ragoût de chien, mais Sou n’avait pas besoin qu’on le lui dise. « Nourrice est mort et Yezzan agonise. La nuit pourrait tomber avant qu’on commence à s’inquiéter de notre absence. Jamais nous n’aurons de meilleure occasion que maintenant.
— Non. Tu sais ce qu’ils font, quand ils attrapent des esclaves qui ont tenté de s’évader. Tu le sais. Je t’en prie. Jamais on ne nous laissera quitter le camp.
— Nous n’avons pas quitté le camp. » Tyrion reprit ses seaux. Il s’en fut d’un dandinement rapide, sans un regard en arrière. Mormont suivit le mouvement, restant à sa hauteur. Au bout d’un moment, il entendit les bruits de Sou qui se hâtait sur ses traces, au bas d’une pente sablonneuse jusqu’à un cercle de tentes dépenaillées.
Le premier garde apparut alors qu’ils approchaient des lignes de chevaux, un piquier mince dont la barbe bordeaux le signalait comme un Tyroshi. « Qu’est-ce que c’est que ça ? Et vous trimbalez quoi, dans vos seaux ?
— De l’eau, répondit Tyrion. Ne vous déplaise.
— De la bière me plairait davantage. » Un fer pointu lui piqua les reins – un deuxième garde, arrivé derrière eux. Tyrion retrouva Port-Réal dans sa voix. De la racaille de Culpucier. « On s’est égaré, le nain ? s’enquit le garde.
— Nous sommes venus rejoindre votre compagnie. »
Un seau glissa de la main de Sou et se renversa. La moitié de l’eau s’en était répandue avant qu’elle réussît à le redresser.
« Nous avons suffisamment d’imbéciles, dans la compagnie. Pourquoi en prendrions-nous trois de plus ? » Du fer de sa pique, le Tyroshi tapota le collier, en faisant tintinnabuler sa clochette. « Moi, je vois là un esclave en fuite. Trois esclaves en fuite. À qui, le collier ?
— À la Baleine Jaune. » Ces derniers mots prononcés par un troisième homme, attiré par leurs voix – un drôle de bougre, maigre, la mâchoire mal rasée, les dents tachées de rouge par la surelle. Un sergent, reconnut Tyrion à la façon dont les deux autres s’en remettaient à lui. Il portait un crochet à l’endroit où aurait dû se trouver sa main droite. Si ce n’est pas l’ombre bâtarde de Bronn, en plus méchant, je suis Baelor le Bien-Aimé. « Ceux-là sont les nains que Ben a essayé d’acheter, expliqua le sergent aux piquiers en plissant les yeux. Mais le grand… Autant l’amener, lui aussi. Tous les trois. »
Le Tyroshi fit un signe de sa pique. Tyrion avança. L’autre épée-louée – un jouvenceau, à peine plus qu’un enfant, avec du duvet sur les joues et des cheveux couleur de paille sale – saisit Sou sous un bras. « Oh, la mienne a des nichons », s’exclama-t-il en riant. Il fourra une main sous la tunique de Sou, simplement pour vérifier.
« Contente-toi de l’amener », trancha le sergent.
Le jouvenceau jeta Sou sur son épaule. Tyrion ouvrit la marche, aussi vite que ses jambes rabougries le permettaient. Il savait où ils allaient : la grande tente de l’autre côté de la fosse du feu, ses parois de toile peinte craquelées et fanées par des années de soleil et de pluie. Quelques épées-louées se retournèrent pour les regarder passer, et une fille de camp ricana, mais personne ne fit mine d’intervenir.
À l’intérieur de la tente, ils trouvèrent des tabourets pliants et une table sur tréteaux, un râtelier de piques et de hallebardes, un sol couvert de tapis élimés d’une demi-douzaine de couleurs conflictuelles, et trois officiers. L’un était mince et élégant, avec une barbe pointue, une lame de spadassin et un justaucorps rose à crevés. Un autre, grassouillet et dégarni, avait des taches d’encre aux doigts et une plume serrée dans une main.
Le troisième était l’homme qu’il cherchait. Tyrion s’inclina. « Capitaine.
— Nous les avons surpris en train de s’infiltrer dans le camp. » Le jouvenceau laissa choir Sou sur le tapis.
« Des fuyards, déclara le Tyroshi. Avec des seaux.
— Des seaux ? » répéta Brun Ben Prünh. Comme personne ne se risquait à fournir une explication, il lança : « Retournez à vos postes, les enfants. Et pas un mot de tout ça à quiconque. » Une fois qu’ils furent partis, il sourit à Tyrion. « Venu livrer une nouvelle partie de cyvosse, Yollo ?
— Si vous le souhaitez. J’ai grand plaisir à vous battre. J’entends raconter que vous êtes doublement tourne-casaque, Prünh. Un homme selon mon cœur. »
Le sourire de Brun Ben ne monta jamais jusqu’à ses yeux. Il scruta Tyrion comme un homme pourrait étudier un serpent qui parlait. « Pourquoi es-tu ici ?
— Pour exaucer vos rêves. Vous avez essayé de nous acheter aux enchères. Ensuite, vous avez essayé de nous remporter au cyvosse. Même quand j’avais un nez, je n’étais point si séduisant que je soulevais de telles passions… sinon chez quelqu’un qui pouvait connaître ma valeur véritable. Eh bien, me voici, sans frais de prise en charge. À présent, soyez un ami, envoyez quérir votre forgeron et retirez-nous ces colliers. Je ne supporte plus de pisser au son du carillon.