— Je ne tiens pas à avoir d’ennui avec ton noble maître.
— Yezzan a des soucis plus pressants que la disparition de trois esclaves. Il caracole sur la jument pâle. Et pourquoi penserait-on à venir nous chercher ici ? Vous avez assez d’épées pour décourager tous ceux qui viendraient fouiner par ici. Peu de risques pour beaucoup de gain. »
Le bouffon en justaucorps rose à crevés chuinta. « Ils ont introduit la maladie parmi nous. Au cœur même de nos tentes. » Il se tourna vers Ben Prünh. « Dois-je lui trancher la tête, capitaine ? Nous pourrons jeter le reste dans la fosse des latrines. » Il tira une épée, une fine lame de spadassin au pommeau orné de joyaux.
« Prenez bien garde à ma tête, conseilla Tyrion. Je ne voudrais pas que mon sang s’en vienne vous éclabousser. Le sang charrie les maladies. Et vous allez être obligé de bouillir nos vêtements, ou les brûler.
— J’ai bien envie de les brûler avec toi dedans, Yollo.
— Ce n’est pas mon vrai nom. Mais vous le savez bien. Vous le savez depuis la première fois où vous avez posé les yeux sur moi.
— Ça se peut.
— Je vous connais, moi aussi, messire. Vous êtes moins mauve et plus brun que les Prünh de chez moi mais, à moins que votre nom ne soit un mensonge, vous êtes ouestrien, par le sang sinon par la naissance. La maison Prünh est féale de Castral Roc, et il se trouve que j’en connais quelque peu l’histoire. Votre branche est née d’un noyau craché de l’autre côté de la mer, sans doute. Un fils cadet de Viserys Prünh, je parie. Les dragons de la reine avaient de l’affection pour vous, non ? »
Cette remarque parut amuser l’épée-louée. « Qui te l’a dit ?
— Personne. La plupart des histoires que l’on entend sur les dragons sont de la pâture pour sots. Des dragons qui parlent, des dragons qui amassent l’or et les joyaux, des dragons à quatre pattes avec des ventres gros comme des éléphants, des dragons faisant assaut d’énigmes avec les sphinx… sornettes que tout cela. Mais dans les vieux livres, il y a également des vérités. Non seulement je sais que les dragons de la reine vous aimaient bien, mais je sais pourquoi.
— Ma mère disait que mon père avait une goutte de sang de dragon.
— Deux gouttes. Ça, ou une queue de six pieds de long. Vous connaissez l’histoire ? Moi, oui. Bref, vous êtes un Prünh malin, vous savez donc que mon chef vaut une seigneurie… à Westeros, à la moitié du monde d’ici. Le temps que vous la rapportiez là-bas, il n’en restera plus que de l’os et des asticots. Ma tendre sœur niera que la tête m’appartient et vous flouera de la récompense promise. Vous connaissez les reines. Toutes d’inconstantes salopes, et Cersei est la pire du lot. »
Brun Ben se gratta la barbe. « Je pourrais te livrer vivant et gigotant, en ce cas. Ou plonger ta tête dans un bocal et la confire dans la saumure.
— Ou vous joindre à moi. C’est la stratégie la plus habile. » Tyrion sourit. « Je suis né puîné. J’étais destiné à cette compagnie.
— Les Puînés n’ont pas de place pour les bateleurs, commenta avec dédain le spadassin en rose. C’est de guerriers que nous avons besoin.
— Je vous en ai ramené un. » Tyrion lança un coup de pouce en direction de Mormont.
— Cette créature ? » Le spadassin s’esclaffa. « La brute est hideuse, mais ses cicatrices ne suffisent pas à faire un Puîné. »
Tyrion leva ses yeux vairons au ciel. « Lord Prünh, qui sont ces deux amis à vous ? Le rose m’agace. »
Le spadassin tordit sa lippe, tandis que l’individu à la plume gloussait devant son insolence. Mais ce fut Jorah Mormont qui fournit leurs noms. « Pot-à-l’Encre est le trésorier de la compagnie. Le paon se fait appeler Kasporio le Rusé, mais Kasporio le Connard serait mieux adapté. Un sale type. »
Certes, dans son état tuméfié, le visage de Mormont était méconnaissable, mais sa voix n’avait pas changé. Kasporio lui jeta un regard surpris, tandis que les rides autour des yeux de Prünh se plissaient d’amusement. « Jorah Mormont ? C’est bien toi ? Moins fier que lorsque tu as décampé, quand même. Faut-il toujours t’appeler ser ? »
Les lèvres enflées de ser Jorah se tordirent en un sourire grotesque. « Donne-moi une épée et tu pourras m’appeler comme tu voudras, Ben. »
Kasporio recula d’un pas. « Tu… Elle t’a chassé…
— Je suis revenu. Traite-moi d’idiot. »
Un idiot amoureux. Tyrion s’éclaircit la gorge. « Vous pourrez parler du bon vieux temps plus tard… une fois que j’aurai fini d’expliquer pourquoi ma tête vous serait plus utile sur mes épaules. Vous découvrirez, lord Prünh, que je sais être très généreux avec mes amis. Si vous en doutez, demandez à Bronn. Demandez à Shagga, fils de Dolf. Demandez à Timett, fils de Timett.
— Et qui sont ces gens ? demanda le dénommé Pot-à-l’Encre.
— De braves gaillards qui m’ont juré leurs épées et ont grandement prospéré en conséquence de ces services. » Il haussa les épaules. « Oh, très bien : j’ai menti en disant braves. Ce sont des crapules sanguinaires, comme vous autres.
— Possible, commenta Brun Ben. Comme il se peut que tu aies simplement inventé ces noms. Shagga, disais-tu ? C’est un nom de femme, non ?
— Certes, il ne manque pas de poitrine. La prochaine fois que nous nous croiserons, je jetterai un œil sous ses culottes pour m’en assurer. C’est un plateau de cyvosse que je vois là-bas ? Approchez-le et disputons donc cette fameuse partie. Mais pour commencer, je pense, une coupe de vin. J’ai la gorge sèche comme un vieil os, et je vois qu’il va me falloir pas mal discuter. »
Jon
Cette nuit-là, il rêva de sauvageons qui sortaient en hurlant des bois, avançant au mugissement lugubre des trompes de guerre et au roulement des tambours. Bam DAMNE Bam DAMNE Bam DAMNE, tonnait la rumeur, un millier de cœurs battant à l’unisson. Certains portaient des piques, d’autres des arcs ou des haches. Nombre d’entre eux avaient des chariots en os, tractés par des attelages de chiens grands comme des poneys. En leur sein marchaient à pas lourds des géants hauts de quarante pieds, avec des massues de la taille de chênes.
« Tenez bon, criait Jon Snow. Repoussez-les. » Il se dressait au sommet du Mur, seul. « Des flammes, criait-il, abreuvez-les de flammes », mais il n’y avait personne pour l’écouter.
Ils sont tous partis. Ils m’ont abandonné.
Des traits brûlants fusaient en chuintant, escortés de traînées ardentes. Des épouvantails frères dégringolaient, leurs capes noires embrasées. « Snow », criailla un aigle tandis que l’ennemi grimpait sur la glace comme autant d’araignées. Jon était caparaçonné de glace noire, mais sa lame flambait rouge à son poing. Au fur et à mesure que les morts gagnaient le sommet du Mur, il les rejetait en bas, pour qu’ils mourussent de nouveau. Il tua une barbe grise et un jouvenceau imberbe, un géant, un échalas aux dents limées, une fille aux épais cheveux roux. Trop tard, il reconnut Ygrid. Elle disparut aussi vite qu’elle avait surgi.
Le monde fondit en un brouillard rouge. Jon frappait, taillait et estoquait. Il abattit Donal Noye et éventra Dick Follard – Sourd-Dick. Qhorin Mimain s’écroula à genoux, essayant en vain d’étancher le flot de sang à son cou. « C’est moi, le seigneur de Winterfell », hurla Jon. Devant lui à présent se tenait Robb, ses cheveux trempés de neige fondante. Grand-Griffe lui emporta la tête. Puis une main noueuse agrippa brutalement Jon par l’épaule. Il pivota vivement…