… et s’éveilla, face à un corbeau qui lui picorait le torse. « Snow », cria l’oiseau. Jon lui lança une gifle. Hurlant son mécontentement, le corbeau s’envola vers un des montants du lit pour le considérer d’un œil mauvais dans la pénombre qui précède l’aube.
Le jour avait paru. C’était l’heure du loup. D’ici peu, le soleil se lèverait et quatre mille sauvageons se déverseraient à travers le Mur. Une folie. Jon Snow laissa sa main brûlée courir dans ses cheveux et s’interrogea encore une fois sur son geste. Dès la porte ouverte, il ne serait plus possible de revenir en arrière. C’est le Vieil Ours qui aurait dû traiter avec Tormund. Ou Jaremy Rykker, Qhorin Mimain, Denys Mallister, ou tout autre homme d’expérience. Ou mon oncle. Cependant, il était trop tard pour remâcher de tels doutes. À chaque choix ses risques, à chaque décision ses conséquences. Il jouerait la partie jusqu’à sa conclusion.
Il se leva et s’habilla dans le noir, tandis qu’à l’autre bout de la pièce, le corbeau de Mormont marmottait. « Grain », déclara l’oiseau, puis « Roi » et « Snow, Jon Snow, Jon Snow ». Voilà qui était singulier. Jamais encore l’oiseau n’avait prononcé son nom complet, pour autant que Jon s’en souvînt.
Il déjeuna dans la cave en compagnie de ses officiers. Pain frit, œufs au plat, boudin et gruau d’orge composaient le repas, arrosé de petite bière jaune. Tout en mangeant, ils récapitulèrent une fois de plus les préparatifs. « Tout est prêt, assura Bowen Marsh. Si les sauvageons respectent les termes de l’accord, tout se déroulera comme vous l’avez ordonné. »
Si ce n’est pas le cas, tout risque de sombrer dans le sang et le carnage. « Souvenez-vous, dit Jon, les gens de Tormund ont faim, ils ont froid, ils ont peur. Certains d’entre eux nous haïssent autant que les haïssent certains d’entre nous. Nous dansons sur de la glace pourrie, ici, eux et nous. Une fissure et nous tombons tous. Si le sang coule aujourd’hui, il vaudrait mieux que ce ne soit pas l’un d’entre nous qui se risque à férir le premier coup ou, je le jure par les anciens dieux et les nouveaux, j’aurai la tête de celui qui l’aura porté. »
Des « Oui », des hochements de tête et des marmonnements tels que « À vos ordres », « Ce sera fait » ou « Bien, messire » lui répondirent. Et un par un, ils se levèrent, bouclèrent en place leur épée, endossèrent leurs chaudes capes noires et ils sortirent dans le froid.
Le dernier à quitter la table fut Edd Tallett, Edd-la-Douleur, arrivé de Longtertre dans la nuit, avec six chariots. Les frères noirs appelaient désormais la forteresse Tertre aux Catins. On avait envoyé Edd réunir toutes les piqueuses que ses chariots pourraient transporter, afin de les ramener pour rejoindre leurs sœurs.
Jon le regarda saucer avec un bout de pain du jaune d’œuf qui coulait. Il éprouvait un curieux réconfort à revoir le faciès morose d’Edd. « Comment avancent les réfections ? demanda-t-il à son ancien intendant.
— Encore dix ans et ça devrait aller, répliqua Edd de son habituel ton maussade. Les lieux étaient envahis par les rats quand on s’est installés. Les piqueuses ont tué la vermine. Désormais, les lieux sont envahis par les piqueuses. Y a des jours, j’ regrette les rats.
— Que t’en semble, d’être placé sous Emmett-en-Fer ?
— En règle générale, c’est Maris la Noire qu’est placée sous lui. Moi, j’ai les mules. Orties soutient qu’on est apparentés. C’est vrai qu’on a la même trogne toute en long, mais je suis loin d’être aussi cabochard. Et puis, jamais j’ai connu leurs mères, sur mon honneur. » Il finit ses œufs et poussa un soupir. « Ah, que c’est bon, un œuf au plat bien coulant. De grâce, m’sire, laissez point les sauvageons nous bouffer tous nos poulets. »
Dans la cour, le ciel à l’orient commençait tout juste à s’éclaircir. Il n’y avait pas le plus petit nuage en vue. « Nous avons une belle journée pour notre affaire, semblerait-il, jugea Jon. Une journée claire, chaude et ensoleillée.
— Le Mur va pleurer. Et l’hiver qu’est presque sur nous ! C’est pas naturel, m’sire. Mauvais signe, si m’en croyez. »
Jon sourit. « Et s’il neigeait ?
— Pire signe.
— Quel genre de temps préférerais-tu ?
— Le genre où on reste chez soi, répondit Edd-la-Douleur. Ne vous en déplaise, m’sire, faudrait que j’ retourne à mes mules. J’ leur manque, quand j’ suis pas là. J’ pourrais pas en dire autant des piqueuses. »
Ils se séparèrent là, Tallett pour la route de l’est, où attendaient ses chariots, Jon Snow pour l’écurie. Satin attendait près de son cheval, qu’il avait fait seller et brider, un ardent coursier gris à la crinière aussi noire et brillante que de l’encre de mestre. Ce n’était pas le genre de monture qu’aurait choisi Jon pour une patrouille, mais en ce matin, tout ce qui comptait était d’impressionner et, pour ce faire, l’étalon était le choix idéal.
Son escorte attendait, elle aussi. Jon n’avait jamais aimé s’entourer de gardes, mais il lui paraissait prudent en ce jour de conserver à ses côtés quelques hommes de confiance. Ils offraient une image sévère, avec leur maille annelée, leurs demi-heaumes de fer et leurs capes noires, avec de hautes piques dans les mains et, à leur ceinture, des épées et des poignards. Pour cette tâche, Jon avait dédaigné tous les gamins et les vieillards à ses ordres, choisissant huit hommes dans la fleur de l’âge : Ty et Mully, Gaucher Lou, Grand Lideuil, Rory, Fulk la Puce, Garrett Vertelance. Et Cuirs, le nouveau maître d’armes de Châteaunoir, afin de montrer au peuple libre que même un homme qui avait combattu pour Mance au cours de la bataille sous le Mur pouvait trouver une place d’honneur au sein de la Garde de Nuit.
Une coloration rouge profond avait point à l’est, le temps qu’ils se rassemblent tous à la porte. Les étoiles s’éteignent, nota Jon. À leur prochaine apparition, elles brilleraient sur un monde à jamais changé. Quelques hommes de la reine observaient, debout près des braises du feu nocturne de lady Mélisandre. Quand Jon jeta un regard vers la tour du Roi, il aperçut un éclair de rouge derrière une fenêtre. De la reine Selyse, il ne vit aucun signe.
C’était l’heure. « Ouvrez la porte, ordonna Jon Snow doucement.
— Ouvrez la porte ! » rugit Grand Lideuil. Sa voix était un tonnerre.
Sept cents pieds plus haut, les sentinelles l’entendirent et portèrent leur trompe de guerre à leurs lèvres. L’appel retentit, se répercutant contre le Mur et à travers le monde. Ahouuuuuuuuuuuuuuuuuuu. Une interminable sonnerie. Depuis mille ans ou plus, ce signal annonçait le retour au bercail des patrouilleurs. Aujourd’hui, il revêtait un autre sens. Aujourd’hui, il appelait le peuple libre à son nouveau bercail.
À l’autre extrémité du long tunnel, les portes s’ouvrirent et des barreaux de fer se déverrouillèrent. Rose, or et mauve, la lumière de l’aube miroitait contre la glace, en hauteur. Edd-la-Douleur n’avait pas eu tort. Le Mur ne tarderait point à pleurer. Les dieux veuillent qu’il soit seul à le faire.
Satin les guida sous la glace, éclairant avec une lanterne en fer leur chemin à travers la pénombre du tunnel. Jon suivait, menant son cheval. Puis ses gardes. Derrière eux venaient Bowen Marsh et ses intendants, une vingtaine, chaque homme affecté à une tâche précise. Au-dessus d’eux, Ulmer de Bois-du-Roi tenait le Mur. Une quarantaine des meilleurs archers de Châteaunoir se dressaient auprès de lui, prêts à répondre au moindre signe de trouble en contrebas par une averse de flèches.