Ce ne sont pas leurs pères qui m’inquiètent. « Mance a-t-il jamais chanté l’histoire de Danny Flint le Rebelle ?
— Pas qu’ je me souvienne. C’était qui ?
— Une fille qui s’est habillée en garçon pour prendre le noir. Sa chanson est triste et belle. Pas ce qui lui est arrivé. » Dans certaines versions de la chanson, son fantôme arpentait encore Fort-Nox. « J’enverrai les filles à Longtertre. » Les seuls autres hommes là-bas étaient Emmett-en-Fer et Edd-la-Douleur, en qui il se fiait. Il ne pouvait en dire autant de tous ses frères.
Le sauvageon comprit. « Zêtes de sales oiseaux, chez les corbacs. » Il cracha par terre. « Deux garçons de plus, en ce cas. Tu les auras. »
Lorsque quatre-vingt-dix et neuf otages se furent succédé devant eux pour traverser le Mur, Tormund Fléau-d’Ogres fit venir le dernier. « Mon fils, Dryn. Veille à ce qu’on s’occupe bien de lui, corbac, ou je ferai roustir ton foie noir avant de le manger. »
Jon inspecta de près le gamin. L’âge de Bran, ou celui qu’il aurait eu, si Theon ne l’avait pas tué. Dryn n’avait rien de la douceur de Bran, toutefois. C’était un garçon massif, aux jambes courtes, aux bras épais et au large visage rouge – une version miniature de son père, avec une crinière de cheveux brun sombre. « Il me servira de page, promit Jon à Tormund.
— T’as entendu ça, Dryn ? Va pas t’ prendre de grands airs. » À Jon il déclara : « Faudra lui flanquer une bonne raclée, de temps en temps. Mais gare à ses dents, par contre. Y mord. » Il tendit la main vers le bas pour reprendre sa trompe, qu’il leva pour souffler un nouvel appel.
Cette fois-ci, ce furent les guerriers qui s’avancèrent. Et pas seulement une centaine. Cinq cents, jaugea Jon Snow tandis qu’ils sortaient du couvert des arbres, peut-être même un millier. Un sur dix allait sur sa monture, mais tous venaient armés. En travers du dos ils portaient des boucliers d’osier ronds, tendus de peaux et de cuir bouilli, arborant des images peintes de serpents et d’araignées, de têtes tranchées, de massues sanglantes, de crânes fracassés et de démons. Certains étaient affublés d’acier volé, de pièces d’armure disparates et cabossées récupérées sur les cadavres de patrouilleurs tués. D’autres s’étaient caparaçonnés d’ossements, à la manière de Clinquefrac. Tous portaient des fourrures et du cuir.
Ils avaient avec eux des piqueuses, dont les longues chevelures flottaient librement. Jon ne pouvait les regarder sans se remémorer Ygrid : le reflet du feu dans ses cheveux, l’expression de son visage lorsqu’elle s’était dévêtue pour lui dans la grotte, le son de sa voix. « T’y connais rien, Jon Snow », lui avait-elle cent fois répété.
Ça demeure aussi vrai maintenant que ça l’était alors. « Tu aurais pu envoyer les femmes en premier, dit-il à Tormund. Les mères et les jeunes filles. »
Le sauvageon lui lança un regard madré. « Ouais, j’aurais pu. Comme tes corbacs auraient pu décider de fermer la porte. Que’q’ guerriers de l’autre côté, ma foi, les portes restent ouvertes, comme ça, pas vrai ? » Il sourit. « J’ l’ai acheté, ton foutu canasson, Jon Snow. Ça veut pas dire que j’ vais pas lui compter les dents. Mais va pas croire que moi et les miens, on aurait pas confiance en toi. On a autant confiance en toi que toi en nous. » Il poussa un renâclement. « T’en voulais, des guerriers, non ? Eh ben, les voilà. Chacun vaut six de tes noirs corbacs. »
Jon ne put qu’en sourire. « Tant que vous réservez ces armes à notre ennemi commun, je suis satisfait.
— J’t’ai donné ma parole là-d’sus, non ? La parole de Tormund Fléau-d’Ogres. Solide comme le fer, qu’elle est. » Il se tourna pour cracher par terre.
Au sein du flot de guerriers se trouvaient les pères de bien des otages de Jon. Certains le regardaient au passage avec des yeux froids et noirs, leurs doigts jouant avec la poignée de leur épée. D’autres lui souriaient comme une famille perdue depuis longtemps, bien que certains de ces sourires affectassent Jon Snow plus que n’importe quel regard mauvais. Aucun ne plia le genou, mais beaucoup lui prêtèrent serment. « Ce qu’a juré Tormund, je le jure », déclara Brogg, un homme taciturne aux cheveux noirs. Soren Fend-l’Écu inclina la tête d’un pouce et gronda : « La hache de Soren est à vous, Jon Snow, si jamais vous en avez le besoin. » Gerrick Sangderoi avec sa barbe rousse amena trois filles. « Elles f’ront d’excellentes épouses et donneront à leurs maris d’ vigoureux fils de sang royal, fanfaronna-t-il. Comme leur père, elles descendent de Raymun Barberouge, qu’a été Roi d’au-delà du Mur. »
Le sang signifiait tant et moins, au sein du peuple libre, Jon le savait. Ygrid le lui avait enseigné. Les filles de Gerrick avaient en commun avec elle des cheveux rouge flamme, bien que ceux d’Ygrid eussent formé une masse de boucles, alors que les leurs pendaient longs et raides. Le baiser du feu. « Trois princesses, toutes plus charmantes les unes que les autres, répondit-il à leur père. Je veillerai à ce qu’elles soient présentées à la reine. » Selyse Baratheon les aimerait davantage qu’elle n’avait apprécié Val, soupçonnait-il ; elles étaient plus jeunes et considérablement plus intimidées. Assez accortes d’apparence, mais leur père paraît bien sot.
Howd l’Errant prononça son serment sur son épée, une pièce de fer piquetée et ébréchée comme Jon n’en avait jamais vu de pareille. Devyn Écorchephoque lui offrit un couvre-chef en peau de phoque, Harle le Veneur un collier de griffes d’ours. Morna la guerrière sorcière retira son masque de barral juste le temps de baiser sa main gantée et de jurer d’être son homme lige, ou sa femme lige, comme il le préférerait. Et ainsi de suite, encore et encore.
Au passage, chaque guerrier se dépouillait de ses trésors et les jetait dans un des chariots que les intendants avaient placés devant la porte. Pendentifs d’ambre, torques en or, poignards sertis de pierreries, broches d’argent ornées de joyaux, bracelets, bagues, coupes niellées et hanaps dorés, trompes de guerre et cornes à boire, un peigne en jade vert, un collier de perles d’eau douce… tout cela cédé et dûment enregistré par Bowen Marsh. Un homme se délesta d’une tunique d’écailles d’argent qu’on avait assurément ouvrée à l’intention de quelque grand seigneur. Un autre présenta une épée brisée portant trois saphirs sur la garde.
Et il y avait des objets plus étranges : un mammouth jouet fabriqué en véritable poil de mammouth, un phallus d’ivoire, un casque élaboré avec un crâne de licorne, corne comprise. Combien de nourriture de tels objets paieraient-ils dans les Cités libres, Jon Snow eût été incapable de le dire.
Après les cavaliers vinrent les hommes de la Grève glacée. Jon regarda rouler devant lui une douzaine de leurs grands chariots en os, un par un, dans un fracas qui rappelait Clinquefrac. La moitié continuait à rouler comme auparavant ; d’autres avaient remplacé leurs roues par des patins. Ils glissaient en douceur sur les congères, tandis que les chariots à roues s’enlisaient et s’enfonçaient.
Les chiens qui tiraient les chariots étaient d’impressionnants animaux, aussi grands que des loups géants. Les femmes étaient vêtues de peaux de phoque, certaines portaient des nourrissons à la mamelle. Les enfants plus âgés suivaient leurs mères et levaient vers Jon des yeux aussi sombres et durs que les pierres qu’ils serraient. Certains hommes arboraient sur leurs chapeaux des andouillers, et d’autres des défenses de morse. Les deux clans ne s’appréciaient pas, détecta rapidement Jon. Quelques rennes efflanqués fermaient la marche, les grands chiens claquant des mâchoires aux basques des retardataires.