À la fin de l’après-midi, la neige tombait avec régularité, mais le fleuve de sauvageons s’était réduit à un ruisseau. Des colonnes de fumée montaient des arbres où s’était dressé leur camp. « Toregg, expliqua Tormund. Il brûle les morts. Y en a toujours qui s’endorment et se réveillent pas. On les retrouve dans leurs tentes, ceux qu’en ont une, recroquevillés et gelés. Toregg sait c’ qu’y faut faire. »
Le temps que Toregg émerge du bois, le ruisseau ne donnait plus qu’un filet. À ses côtés chevauchaient une douzaine de guerriers armés de piques et d’épées. « Mon arrière-garde, dit Tormund avec un sourire qui exposa les trous de sa dentition. Zavez des patrouilleurs, chez les corbacs. On en a aussi. Eux, je les ai laissés au camp, au cas où on serait attaqués avant d’être tous partis.
— Tes meilleurs hommes.
— Ou les pires. Chacun de ceux-là a tué un corbac. »
Au sein des cavaliers, un homme avançait à pied, un animal énorme trottant sur ses talons. Un sanglier, comprit Jon. Un monstrueux sanglier. Deux fois plus grosse que Fantôme, la créature était couverte d’un crin rude et noir et portait des défenses longues comme un bras d’homme. Jon n’avait jamais vu sanglier si gigantesque ni si laid. L’homme près de lui n’avait rien non plus d’une beauté ; massif, le sourcil noir, il avait le nez épaté, la bajoue lourde, assombrie de poil mal rasé, des yeux petits, noirs et rapprochés.
« Borroq. » Tormund détourna la tête pour cracher.
« Un change-peau. » Ce n’était pas une question. Sans concevoir comment, Jon le savait.
Fantôme tourna la tête. La neige en tombant avait masqué l’odeur du sanglier, mais à présent le loup l’avait flairé. Il s’avança devant son maître, les crocs découverts en un grondement silencieux.
« Non ! coupa Jon. Fantôme, aux pieds. Reste ici. Reste !
— Les sangliers et les loups, commenta Tormund. Vaudrait mieux garder ta bestiole sous clé, cette nuit. Je veillerai à c’ que Borroq en fasse autant avec son goret. » Il leva les yeux vers le ciel qui s’obscurcissait. « C’est les derniers, et c’est pas trop tôt. Y va neiger toute la nuit, j’ le sens. S’rait temps que j’aille jeter un coup d’œil à c’ qu’y a, de l’autre côté de toute c’te glace.
— Passe devant, lui indiqua Jon. J’ai l’intention d’être le dernier à traverser la glace. Je te rejoindrai au banquet.
— Banquet ? Har ! En voilà, un mot que j’aime entendre. » Le sauvageon tourna son poney vers le Mur et lui claqua la croupe. Toregg et ses cavaliers suivirent, mettant pied à terre devant la porte pour guider leurs montures durant la traversée. Bowen Marsh s’attarda le temps de superviser ses intendants qui halaient les derniers chariots dans le tunnel. Il ne resta plus que Jon Snow et ses gardes.
Le change-peau s’arrêta à dix pas de là. Son monstre grattait la boue du sabot en soufflant par les naseaux. Un saupoudrage de neige couvrait le dos noir et bossu de la bête. Il renâcla et baissa la hure et, pendant la moitié d’un battement de cœur, Jon eut l’impression qu’il allait charger. De part et d’autre de lui, ses hommes couchèrent leurs piques.
« Frère, dit Borroq.
— Tu ferais mieux de continuer. Nous allons fermer la porte.
— Fais-le, commenta Borroq. Ferme-la bien et verrouille-la. Ils arrivent, corbac. » Il afficha un des plus laids sourires qu’ait jamais vus Jon, et se dirigea vers la porte. Le sanglier avança à sa suite. La neige en tombant couvrait leurs traces derrière eux.
« C’est fini, alors », commenta Rory quand ils eurent disparu.
Non, se dit Jon Snow, ça ne fait que commencer.
Bowen Marsh l’attendait au sud du Mur, avec une tablette couverte de chiffres. « Trois mille cent et dix-neuf sauvageons ont franchi la porte ce jour, lui annonça le lord Intendant. Soixante de vos otages ont été envoyés à Fort-Levant et à Tour Ombreuse après avoir été nourris. Edd Tallett a ramené six chariots de femmes vers Longtertre. Le reste demeure avec nous.
— Pas pour longtemps, lui promit Jon. Tormund a l’intention de conduire ses hommes jusqu’à Bouclier de Chêne dans un jour ou deux. Le reste suivra, dès que nous aurons décidé de leur destination.
— À vos ordres, lord Snow. » Le ton était raide. Il suggérait que Bowen Marsh savait où il les aurait envoyés, lui.
Le château auquel revint Jon ne ressemblait guère à celui qu’il avait quitté ce matin-là. Depuis qu’il le connaissait, Châteaunoir avait été un lieu de silence et d’ombres, où une maigre compagnie d’hommes en noir se déplaçaient comme des fantômes dans les ruines d’une forteresse qui avait jadis abrité dix fois leurs effectifs. Tout cela avait changé. À présent, des lumières brillaient à des fenêtres où jamais Jon Snow n’avait vu briller de lueur. Des voix inconnues résonnaient dans les cours, et le peuple libre allait et venait sur des sentiers verglacés qui n’avaient connu, depuis des années, que les bottes noires des corbacs. Devant le vieux baraquement de Flint, il croisa une douzaine d’hommes qui se lançaient de la neige. Ils jouent, songea Jon avec stupeur, des adultes qui jouent comme des enfants, à se jeter des boules de neige, comme le faisaient Bran et Arya, dans le temps, et Robb et moi avant eux.
L’ombre et le silence continuaient à régner dans la vieille armurerie de Donal Noye, toutefois, et plus encore dans les appartements de Jon, à l’arrière de la forge froide. Mais à peine eut-il retiré sa cape que Dannel passa la tête par la porte pour annoncer que Clydas apportait un message.
« Fais-le entrer. » Jon alluma une lampe avec un charbon ardent de son brasero et trois chandelles avec la lampe.
Clydas entra, tout rose et clignant les paupières, le parchemin serré dans une main douce. « Pardonnez-moi, lord Commandant. Vous devez être exténué, je le sais, mais j’ai pensé que vous voudriez voir ceci tout de suite.
— Vous avez bien fait. » Jon lut :
À Durlieu, avec six navires. Mers démontées. Merle perdu avec tout l’équipage, deux vaisseaux lysiens échoués sur Skane, voies d’eau dans la Serre. Situation très mauvaise ici. Sauvageons mangent leurs morts. Créatures mortes dans les bois. Capitaines braaviens ne prennent à bord que femmes et enfants. Avons été traités d’esclavagistes par sorcières. Tentative de prendre à l’abordage Corbeau des Tempêtes repoussée, six membres d’équipage morts, nombreux sauvageons. Plus que huit corbeaux. Créatures mortes dans l’eau. Envoyez secours par voie de terre, mers ravagées par tempêtes. De la Serre, par la main de mestre Harmune.
Cotter Pyke avait apposé au-dessous sa marque furibonde.
« Est-ce grave, messire ? demanda Clydas.
— Assez, oui. » Créatures mortes dans les bois. Créatures mortes dans l’eau. Six vaisseaux rescapés, sur les onze qui avaient pris la mer. Jon Snow enroula le parchemin, la mine sombre. La nuit tombe, conclut-il, et voici que ma guerre commence.