Il n’avait pas tort, admit Jon Connington après réflexion, accoudé sur les remparts de ses ancêtres. Je voulais la gloire d’avoir occis Robert en combat singulier, mais pas le surnom de « boucher ». Ainsi Robert m’a-t-il échappé, pour tuer Rhaegar au Trident. « J’ai failli le père, se jura-t-il, mais je ne faillirai pas le fils. »
Le temps que Connington ait effectué sa descente, ses hommes avaient réuni dans le baillage la garnison du château et le petit peuple survivant. Bien que ser Ronnet fût effectivement quelque part dans le Nord avec Jaime Lannister, la Griffonnière n’était pas totalement dénuée de griffons. Parmi les prisonniers on comptait le frère cadet de Ronnet, Raymund, sa sœur Alynne et son fils naturel, un gamin sauvage aux cheveux roux qu’ils appelaient Ronald Storm. Tous constitueraient d’utiles otages si Ronnet le Rouge devait revenir pour tenter de reprendre le château qu’avait volé son père. Connington ordonna qu’ils fussent sous bonne garde enfermés dans la tour ouest. À ces mots, la fille fondit en larmes et le bâtard essaya de mordre le piquier le plus proche de lui. « Arrêtez, tous les deux, aboya-t-il à leur adresse. Il ne vous sera fait aucun mal, à moins que Ronnet le Rouge ne se révèle être un parfait imbécile. »
Seuls quelques captifs avaient servi ici au temps où Jon Connington était encore seigneur du lieu : un sergent blanchi sous le harnois, aveugle d’un œil ; quelques-unes des lavandières ; un palefrenier qui était un gamin lors de la rébellion de Robert ; le cuisinier, devenu monstrueusement gras ; l’armurier du château. Griff s’était laissé pousser la barbe durant le voyage, pour la première fois depuis maintes années et, à sa surprise, elle s’était révélée surtout rousse, bien que çà et là la cendre apparût dans le feu. Vêtu d’une longue tunique rouge et blanche brodée des deux griffons de sa maison, combattant contre-chargés, il semblait une version plus âgée et plus sévère du jeune seigneur qui avait été l’ami et compagnon du prince Rhaegar… mais les hommes et les femmes de la Griffonnière continuaient de le considérer avec des yeux d’étrangers.
« Certains d’entre vous me connaissent, leur déclara-t-il. Les autres apprendront à le faire. Je suis votre seigneur légitime, rentré d’exil. Mes ennemis vous ont raconté que j’étais mort. Chansons et mensonges, comme vous le constatez par vous-mêmes. Servez-moi aussi fidèlement que vous avez servi mon cousin, et il n’adviendra rien de mal à aucun de vous. »
Il les fit avancer un par un, demanda à chaque homme son nom, puis le pria de ployer le genou et de lui jurer allégeance. Tout se déroula rapidement. Les soldats de la garnison – seuls quatre avaient survécu à l’attaque, le vieux sergent et trois novices – déposèrent leur épée à ses pieds. Personne ne regimba. Personne ne périt.
Ce soir-là, dans la grande salle, les vainqueurs festoyèrent de rôts et de poisson frais pêché, arrosés de riches crus de vin rouge tirés des caves du château. Jon Connington présidait sur le Trône du Griffon, partageant le haut bout de la table avec Harry Paisselande le Sans-Terre, Balaq le Noir, Franklyn Flowers et les trois jeunes griffons qu’ils avaient faits prisonniers. Les enfants étaient de son sang et il estimait de son devoir d’apprendre à les connaître, mais quand le bâtard annonça : « Mon père va vous tuer », il jugea qu’il en avait assez appris, leur ordonna de regagner leurs cellules et s’excusa de quitter la table.
Haldon Demi-Mestre avait été absent au banquet. Lord Jon le trouva dans la tour du mestre, courbé sur une pile de parchemins, des cartes étalées tout autour de lui. « Tu espères déterminer la position du reste de la compagnie ? lui demanda Connington.
— Si seulement je le pouvais, messire. »
Dix mille hommes avaient pris la mer à Volon Therys, avec toutes leurs armes, des chevaux, des éléphants. Un peu moins de la moitié étaient jusqu’ici parvenus en Westeros, à la destination prévue ou dans ses parages, une portion de côte déserte en lisière de la forêt pluviale… Des terres familières à Jon Connington, puisqu’elles lui avaient un jour appartenu.
Quelques années plus tôt seulement, jamais il n’aurait risqué un débarquement au cap de l’Ire ; les seigneurs de l’Orage montraient trop de farouche loyauté envers la maison Baratheon et le roi Robert. Mais avec le double trépas de Robert et de son frère Renly, tout avait changé. Stannis était un homme trop dur et trop froid pour inspirer grande fidélité, quand bien même il ne se serait pas trouvé à l’autre bout du monde, et les terres de l’Orage avaient peu de raisons d’aimer la maison Lannister. Quant à Jon Connington, il ne manquait point d’amis, par ici. Certains des plus anciens seigneurs doivent encore se souvenir de moi, et leurs fils ont dû entendre les histoires. Et tous jusqu’au dernier savent qui étaient Rhaegar, et son jeune fils dont on a éclaté le crâne contre un mur de pierre froide.
Par bonheur, son navire avait été parmi les premiers à atteindre leur destination. Dès lors, il ne s’était agi que de dresser le camp, de réunir ses hommes au fur et à mesure qu’ils touchaient terre et d’agir promptement, avant que les nobliaux locaux aient le moindre soupçon du péril. En cela, la Compagnie Dorée avait prouvé sa valeur. Le chaos qui aurait inévitablement retardé une telle marche avec un ost assemblé à la hâte à partir de chevaliers de maison et d’enrôlements locaux ne s’était jamais manifesté. Ces hommes étaient les héritiers d’Aigracier, et la discipline était leur lait maternel.
« À cette heure-ci demain, nous devrions avoir pris trois châteaux », jugea-t-il. La force qui s’était emparée de la Griffonnière représentait un quart de leur puissance disponible ; ser Tristan Rivers s’était simultanément mis en route pour le siège de la maison Morrigen à Nid de Corbeaux, et Laswell Peake pour Castelpluie, la forteresse des Wylde, chacun avec une unité de taille comparable. Le reste de leurs hommes était demeuré au camp afin de garder leur site de débarquement et le prince, sous le commandement du trésorier volantain de la compagnie, Gorys Edoryen. Leurs effectifs continueraient à grossir, il fallait l’espérer ; chaque jour de nouveaux navires arrivaient tant bien que mal. « Nous avons toujours trop peu de chevaux.
— Et pas d’éléphants », lui rappela le demi-mestre. Aucune des grandes cogues transportant les pachydermes n’avait encore fait son apparition. Ils les avaient vues pour la dernière fois à Lys, avant que la tempête ne dispersât la moitié de la flotte. « Des chevaux, cela se trouve en Westeros. Les éléphants…
— … n’ont pas d’importance. » Les énormes bêtes seraient utiles dans une bataille rangée, sans nul doute, mais du temps s’écoulerait encore avant qu’ils aient assez de puissance pour affronter leurs ennemis sur le champ de bataille. « Ces parchemins t’ont-ils appris quoi que ce soit d’utile ?
— Oh, tant et plus, messire. » Haldon lui adressa un sourire pincé. « Les Lannister se créent aisément des ennemis, mais semblent avoir plus de difficultés à conserver leurs amis. Leur alliance avec les Tyrell s’effiloche, d’après ce que je lis ici. La reine Cersei et la reine Margaery se disputent le petit roi comme deux chiennes un os de poulet, et toutes deux ont été accusées de trahison et de débauche. Mace Tyrell a abandonné son siège d’Accalmie pour marcher de nouveau sur Port-Réal et sauver sa fille, ne laissant derrière lui qu’une force symbolique qui tient les hommes de Stannis enfermés dans leur château. »