L’Ourse essaya encore. « Moi, je ne tiens pas à regarder ça. »
Ce n’est pas toi que les gens de la reine ont envie de brûler. « Alors, va-t’en. Tu as ma parole, je ne m’enfuirai pas. Où irais-je ? À Winterfell ? » Asha en rit. « Nous n’en sommes qu’à trois jours de cheval, à ce qu’on m’a dit. »
Six hommes de la reine s’échinaient à planter deux énormes troncs de pin dans des trous creusés par six autres hommes de la reine. Asha n’avait pas besoin d’en demander la destination. Elle la connaissait. Des poteaux. La nuit tomberait bientôt sur eux, et il fallait nourrir le dieu rouge. Une offrande de sang et de feu, comme l’appelaient les hommes de la reine, afin que le Maître de la Lumière puisse tourner son œil ardent sur nous et fondre ces neiges trois fois maudites.
« Même en ce lieu de peur et ténèbres, le Maître de la Lumière nous protège », avait déclaré ser Godry Farring aux hommes qui s’étaient rassemblés pour regarder enfoncer les poteaux à coups de masse dans leurs trous.
« Qu’est-ce que votre dieu sudier a à voir avec la neige ? » s’enquit Artos Flint. Sa barbe noire se couvrait d’une carapace de glace. « C’est le courroux des anciens dieux descendu sur nous. C’est eux que nous devrions apaiser.
— Ouais, renchérit Wull le Grand Quartaut. Rahlou le Rouge, y signifie rien, par ici. Zallez simplement réussir à nous mettre les anciens dieux en colère. Y nous observent, d’puis leur île. »
Le hameau s’étendait entre deux lacs, dont le plus grand se piquetait d’îlots boisés qui crevaient la glace comme les poings glacés d’un géant noyé. D’un d’entre eux s’élevait un ancien barral tors, à la souche et aux branches aussi blanches que les neiges qui l’environnaient. Huit jours plus tôt, Asha était allée à pied avec Aly Mormont contempler de plus près les fentes de ses yeux rouges et sa bouche sanglante. Ce n’est que de la sève, s’était-elle répété, la sève rouge qui coule à l’intérieur de ces barrals. Mais ses prunelles restaient sceptiques : voir, c’était croire, et elles voyaient du sang coagulé.
« C’est vous, les Nordiens, qui avez attiré ces neiges sur nous, insista Corliss Penny. Vous et vos arbres démons. R’hllor nous sauvera.
— R’hllor nous condamnera », rétorqua Artos Flint.
La vérole emporte les dieux de vos maisons, songea Asha Greyjoy.
Ser Godry Tueur-de-Géants inspecta les poteaux, en cognant un pour s’assurer qu’il était fermement planté. « Bien. Bien. Ils conviendront. Ser Clayton, faites approcher le sacrifice. »
Ser Clayton Suggs était le solide bras droit de Godry. Ou devrait-on dire son bras malade ? Asha n’aimait pas ser Clayton. Alors que Farring semblait animé d’une farouche dévotion à son dieu rouge, Suggs était simplement cruel. Elle l’avait vu devant les feux nocturnes, observer, les lèvres entrouvertes et les yeux avides. Ce n’est pas le dieu qu’il aime, mais les flammes, en avait-elle conclu. Lorsqu’elle avait demandé à ser Justin si Suggs avait toujours été ainsi, il avait fait une moue. « Sur Peyredragon, il s’adonnait au jeu en compagnie des bourreaux et leur prêtait main-forte pour l’interrogatoire des prisonniers, en particulier lorsqu’il s’agissait de jeunes femmes. »
Cela ne surprit pas Asha. Suggs prendrait un plaisir tout particulier à la brûler, elle n’en doutait pas. À moins que les tempêtes ne s’apaisent.
Depuis dix-neuf jours, ils se trouvaient à trois jours de Winterfell. Cent lieues de Motte-la-Forêt jusqu’à Winterfell. Trois cents milles à vol de corbeau. Mais aucun d’eux n’était un corbeau, et la tempête ne faiblissait pas. Chaque matin, Asha s’éveillait en espérant voir le soleil, pour n’affronter qu’une nouvelle journée de neige. La tourmente avait enseveli chaque hutte, chaque taudis sous un monticule de neige sale, et les congères monteraient bientôt assez haut pour engloutir à son tour la maison commune.
Et il n’y avait rien à manger, en dehors de leurs chevaux qui dépérissaient, des poissons pêchés dans les lacs (plus rares chaque jour), et des quelques maigres proies que leurs chasseurs arrivaient à dénicher dans ces forêts froides et mortes. Comme chevaliers et seigneurs du roi s’arrogeaient la part du lion en viande de cheval, il en restait tant et moins pour les hommes ordinaires. Rien de très étonnant, par conséquent, à ce qu’ils eussent commencé à dévorer leurs propres morts.
Asha avait été aussi horrifiée que les autres quand l’Ourse lui avait rapporté la nouvelle : on avait découvert quatre hommes de Cossepois en train d’équarrir un de ceux du défunt lord Fell, taillant des pièces de viande dans ses cuisses et ses fesses pendant que son avant-bras tournait sur une broche. Mais elle ne pouvait feindre la surprise. Ces quatre-là n’étaient pas les premiers à goûter à la chair humaine au cours de cette terrible marche, elle l’aurait gagé – simplement les premiers qu’on découvrait.
Par arrêt du roi, les quatre hommes de Cossepois paieraient de leur vie ce banquet… et, en brûlant, mettraient un terme à la tempête, proclamaient les gens de la reine. Asha Greyjoy n’avait aucune foi en leur dieu rouge ; néanmoins, elle priait pour qu’ils dissent vrai. Sinon, d’autres bûchers suivraient, et ser Clayton pourrait bien voir ses désirs aboutir.
Les quatre cannibales étaient nus quand ser Clayton les poussa devant lui, leurs poignets liés dans le dos par des lanières de cuir. Le plus jeune d’entre eux pleurait en trébuchant dans la neige. Deux autres marchaient comme des hommes déjà morts, les yeux fixés sur le sol. Asha fut étonnée de constater combien ils paraissaient ordinaires. Pas des monstres, comprit-elle, rien que des hommes.
Le plus âgé des quatre avait été leur sergent. Lui seul restait crâne, jetant son venin aux gens de la reine qui l’aiguillonnaient avec leurs piques. « J’ vous emmerde tous, et votre dieu rouge aussi, lançait-il. T’entends, Farring ? Tueur-de-Géants ? J’étais content quand ton con de cousin a crevé, Godry. On aurait dû l’ bouffer, lui aussi, il sentait tellement bon quand on l’a rôti. J’ parie que c’était un régal, ce gamin, bien tendre et juteux. » Un coup de manche de pique précipita l’homme à genoux, mais sans le faire taire. En se relevant, il cracha une giclée de sang et de dents cassées et continua tout de bon. « Le meilleur, c’est la queue, bien grillée à la broche. Une petite saucisse bien grasse. » Pendant qu’on l’enveloppait de chaînes, il poursuivit ses imprécations. « Corliss Penny, viens-t’en par ici. D’où ça vient, comme nom, Penny ? C’était la gourmandise préférée de ta mère ? Et toi, Suggs, immonde salope, tu… »
Ser Clayton ne prononça pas un mot. Un coup rapide ouvrit la gorge du sergent, libérant un flot de sang sur son torse.
Le pleurnicheur redoubla de lamentations, son corps secoué par chaque sanglot. Il était si maigre qu’Asha pouvait lui compter les côtes. « Non, suppliait-il, je vous en prie, il était mort, il était mort et on avait faim, pitié…