Il n’avait pas tort. Les Loups ne l’aimaient pas ; elle était fer-née et devait répondre des crimes de son peuple, pour Moat Cailin, Motte-la-Forêt et Quart-Torrhen, pour des siècles de pillages au long de la côte rocheuse, pour tout ce que Theon avait commis à Winterfell.
« Lâchez-moi, ser. » Chaque fois que Suggs s’adressait à elle, elle avait la nostalgie de ses haches. Asha était aussi douée pour la danse du doigt que n’importe quel homme des îles, et avait ses dix doigts pour preuve. Si seulement je pouvais danser avec celui-ci. Certains hommes avaient un visage qui exigeait une barbe. Celui de ser Clayton exigeait une hache plantée entre les deux yeux. Mais elle en était dépourvue ici, aussi le mieux qu’elle pût faire était-il de se dégager. Cela ne réussit qu’à serrer encore la poigne de ser Clayton, les doigts gantés s’enfonçant dans son bras comme des griffes de fer.
« Madame vous a prié de la lâcher, intervint Aly Mormont. Vous seriez bien inspiré de l’écouter, ser. Lady Asha n’est point faite pour le bûcher.
— Elle le sera, insista Suggs. Nous avons trop longtemps abrité en notre sein cette adoratrice du démon. » Il relâcha néanmoins sa prise sur le bras d’Asha. On ne provoquait pas l’Ourse inutilement.
Ce fut l’instant que Justin Massey choisit pour apparaître. « Le roi a d’autres projets pour notre précieuse captive », déclara-t-il avec son sourire facile. Il avait les joues rougies de froid.
« Le roi ? Ou toi ? » Suggs renâcla avec dédain. « Manigance tant que tu voudras, Massey. Elle ira quand même au feu, elle et son sang de roi. Il y a de la puissance dans le sang des rois, disait la femme rouge. La puissance de complaire à notre maître.
— Que R’hllor se contente des quatre que nous venons de lui envoyer.
— Quatre rustres de basse extraction. Un sacrifice de misère. Ce n’est pas cette racaille qui pourrait arrêter la neige. Elle, oui. »
L’Ourse éleva la voix. « Et si tu la brûles et que les neiges continuent à tomber, qu’arrivera-t-il ? Qui brûleras-tu ensuite ? Moi ? »
Asha ne put retenir sa langue. « Et pourquoi pas ser Clayton ? Peut-être R’hllor apprécierait-il les siens. Un fidèle qui chantera ses louanges tandis que les flammes lui lèchent la queue. »
Ser Justin rit. Suggs fut moins amusé. « Ricane bien, Massey. Si la neige continue à tomber, nous verrons bien qui rira encore. » Il jeta un coup d’œil aux morts sur les poteaux, sourit et s’en fut rejoindre ser Godry et les autres gens de la reine.
« Mon champion », déclara Asha à Justin Massey. Il méritait au moins cela, quels qu’aient été ses motifs. « Merci pour ce sauvetage, ser.
— Cela ne vous gagnera pas d’amis parmi les gens de la reine, fit observer l’Ourse. Auriez-vous perdu votre foi en R’hllor le Rouge ?
— J’ai perdu ma foi en bien davantage, lui répondit Massey dont l’haleine formait une pâle brume dans l’air. Mais je crois encore au repas du soir. Voulez-vous vous joindre à moi, mesdames ? »
Aly Mormont secoua la tête. « Je n’ai point d’appétit.
— Moi non plus. Mais mieux vaudrait cependant vous forcer à avaler un peu de viande de cheval, ou vous risquez de regretter sous peu de ne pas l’avoir fait. Nous avions huit cents chevaux en prenant la route à Motte. La nuit dernière, le compte était descendu à soixante-quatre. »
Cela ne la choqua pas. Presque tous leurs grands destriers étaient tombés, y compris celui de Massey. La plupart des palefrois avaient péri, également. Même les poneys des Nordiens se mettaient à faillir, faute de fourrage. Mais à quoi bon des chevaux ? Stannis ne marchait plus vers aucun but. Le soleil, la lune et les étoiles avaient disparu depuis si longtemps qu’Asha commençait à penser qu’elle les avait rêvés. « Je vais manger. »
Aly secoua la tête. « Pas moi.
— Permettez-moi de m’occuper de lady Asha, en ce cas, lui dit ser Justin. Vous avez ma parole, je ne la laisserai pas s’évader. »
L’Ourse donna son assentiment à contrecœur, sourde à l’ironie dans la voix de Massey. Ils se séparèrent là, Aly pour regagner sa tente, ser Justin et Asha pour aller à la maison commune. Laquelle ne se situait pas loin – mais les congères étaient profondes, le vent soufflait en rafales et les pieds d’Asha ressemblaient à des blocs de glace. Elle sentait à chaque pas un coup de poignard dans sa cheville.
Si petite et misérable qu’elle fût, la maison commune était le plus grand bâtiment du village, aussi les seigneurs et les capitaines se l’étaient-ils arrogée, tandis que Stannis s’installait dans la tour de guet en pierre au bord du lac. Deux gardes en flanquaient la porte, appuyés à de longues piques. L’un d’eux souleva pour Massey le rabat graissé de la porte, et ser Justin escorta Asha pour le passer jusqu’à la chaleur bienfaisante qui régnait à l’intérieur.
Des bancs et des tables sur tréteaux couraient de part et d’autre de la salle, offrant de la place à cinquante personnes… bien que le double de ce nombre y fût entassé. Une fosse à feu avait été creusée au milieu du sol en terre battue, avec une rangée de trous pour la fumée dans le toit au-dessus. Les Loups avaient pris coutume de s’asseoir d’un côté de la fosse, les chevaliers et seigneurs sudiers de l’autre.
Les Sudiers avaient piteuse allure, jugea Asha – maigres, les joues creuses, certains pâles et malades, d’autres avec des visages rougis et gercés par le vent. Par contraste, les Nordiens semblaient en pleine santé, de grands hommes rougeauds à la barbe en broussaille, vêtus de fourrures et de fer. Ils avaient certes faim et froid, eux aussi, mais la marche avait été plus aisée pour eux, grâce à leurs poneys et à leurs pattes d’ours.
Asha retira ses mitaines en fourrure, grimaçant en pliant les doigts. La douleur fulgura dans ses jambes quand ses pieds à demi gelés commencèrent à se réchauffer dans la touffeur ambiante. En fuyant, les paysans avaient abandonné derrière eux une bonne quantité de tourbe, aussi l’air était-il chargé de fumée et de l’odeur riche et terreuse d’un sol en combustion. Asha accrocha sa cape à une cheville derrière la porte après en avoir secoué la neige qui s’y était accrochée.
Ser Justin leur trouva des places sur le banc et alla chercher à manger pour eux deux – de la bière et des morceaux de viande de cheval, calcinés en surface et saignants à l’intérieur. Asha but une gorgée de bière et se jeta sur le cheval. Sa portion était plus petite que la dernière qu’elle ait goûtée, mais le seul fumet suffisait à faire gargouiller son ventre. « Grand merci, ser, dit-elle, le sang et la graisse lui coulant sur le menton.
— Justin. J’insiste. » Massey découpa sa viande en morceaux et en piqua un de son poignard.
Plus loin à la table, Will Pourprée clamait à ceux qui l’entouraient que Stannis reprendrait sa marche sur Winterfell d’ici trois jours. Il le tenait de la bouche d’un des palefreniers qui s’occupait des chevaux du roi. « Sa Grâce a vu la victoire dans ses feux, expliquait Pourprée, une victoire qu’on chantera mille ans, autant dans les châteaux des seigneurs que dans les cabanes de paysans. »
Justin Massey leva les yeux de son plat de cheval. « La dîme du froid a atteint quatre-vingts la nuit dernière. » Il dégagea un morceau de tendon d’entre ses dents et le jeta au plus proche chien. « Si nous prenons la route, nous périrons par centaines.
— Nous périrons par milliers si nous restons ici, répliqua ser Humfrey Clifton. Continuons ou mourons, je dis.
— Continuons et mourons, voilà ma réponse. Et si nous atteignons Winterfell, que ferons-nous alors ? Comment prendrons-nous le château ? La moitié de nos hommes sont si affaiblis qu’ils parviennent à peine à poser un pied devant l’autre. Allez-vous les envoyer escalader des murailles ? Construire des engins de siège ?