Avec amertume, Victarion médita sur la duplicité des frères. Les présents d’Euron sont toujours empoisonnés. « L’Œil de Choucas a juré que cette trompe asservirait les dragons à ma volonté. Mais à quoi cela me servira-t-il si c’est au prix de ma vie ?
— Ton frère n’a pas sonné du cor lui-même. Tu ne dois pas le faire non plus. » Moqorro indiqua du doigt le bandeau d’acier. « Ici. Du sang pour le feu, du feu pour le sang. Peu importe qui souffle dans la trompe. Les dragons viendront au maître de la trompe. Tu dois en devenir le maître. Avec du sang. »
La laideronne
Onze serviteurs du dieu Multiface se réunirent cette nuit-là dans le soubassement du temple, plus qu’elle n’en avait jamais vus assemblés en une seule fois. Seul le nobliau et le gros lard arrivèrent par la porte principale ; le reste emprunta des chemins secrets, à travers des tunnels et des passages dérobés. Ils portaient leurs robes de noir et blanc, mais, en prenant place sur son siège, chaque homme retira sa cagoule pour exposer le visage qu’il avait choisi d’exhiber ce jour. Les hauts fauteuils étaient sculptés dans l’ébène et le barral, comme en surface les portes du temple. Les fauteuils d’ébène arboraient sur le dossier des visages de barral, ceux de barral des figures taillées dans l’ébène.
Un autre acolyte se tenait de l’autre côté de la salle, avec une carafe de vin rouge sombre. Elle avait l’eau. Chaque fois qu’un des serviteurs souhaitait boire, il levait les yeux ou faisait signe d’un doigt replié, et l’un, voire les deux, venait remplir sa coupe. Mais pour l’essentiel ils restèrent debout, à guetter des coups d’œil qui ne venaient jamais. Je suis taillée dans la pierre, se répéta-t-elle. Je suis une statue, comme les Seigneurs de la Mer qui se dressent au bord du Canal des Héros. L’eau pesait lourd, mais la fillette avait de la force dans les bras.
Les prêtres employaient la langue de Braavos, même si, une fois, pendant quelques minutes, trois d’entre eux débattirent avec animation en haut valyrien. La fille comprenait leurs mots, dans l’ensemble, mais ils parlaient à voix basse, et elle ne saisissait pas tout. « Je connais cet homme », entendit-elle déclarer un prêtre au visage de victime de la peste. « Je connais cet homme », confirma en écho le gros lard tandis qu’elle lui versait à boire. Mais le beau type décréta : « Je lui ferai le don, je ne le connais pas. » Plus tard, le bigleux annonça la même chose à propos de quelqu’un d’autre.
Au bout de trois heures de vin et de paroles, les prêtres se retirèrent… tous sauf l’homme plein de gentillesse, la gamine abandonnée et celui dont le visage portait les marques de la peste. Ses joues étaient couvertes de chancres purulents, et ses cheveux étaient tombés. Du sang coulait d’une narine et formait une croûte à l’angle de chaque œil. « Notre frère voudrait s’entretenir avec toi, mon enfant, lui annonça l’homme plein de gentillesse. Assieds-toi, si tu veux. » Elle prit place sur un siège en bois de barral avec un visage d’ébène. Les bubons saignants n’avaient pour elle rien de terrible. Elle vivait dans la Demeure du Noir et du Blanc depuis trop longtemps pour s’effrayer d’un faux visage.
« Qui es-tu ? demanda Face de Peste quand ils furent seuls.
— Personne.
— C’est faux. Tu es Arya de la maison Stark, qui se mord la lèvre et ne sait pas dire un mensonge.
— Je l’étais. Je ne suis plus elle, maintenant.
— Pourquoi es-tu ici, menteuse ?
— Pour servir. Pour apprendre. Pour changer de visage.
— Commence par changer de cœur. Le don du dieu Multiface n’est pas un jouet d’enfant. Tu voudrais tuer à tes propres fins, pour ton propre plaisir. Le nies-tu ? »
Elle se mordit la lèvre. « Je… »
Il la gifla.
Le coup lui laissa la joue cuisante, mais elle savait qu’elle l’avait mérité. « Merci. » Avec assez de gifles, elle apprendrait peut-être à ne plus se mordiller la lèvre. C’était Arya qui faisait ça, pas la louve des nuits. « Je ne le nie pas.
— Tu mens. Je lis la vérité dans tes yeux. Tu as des yeux de loup et le goût du sang. »
Ser Gregor, ne put-elle s’empêcher de penser. Dunsen, Raff Tout-miel, ser Ilyn, ser Meryn, la reine Cersei. Si elle parlait, elle devrait mentir, et il le saurait. Elle garda le silence.
« Tu étais un chat, me dit-on. Qui rôdait dans des ruelles puant le poisson, et vendait des coques et des moules contre une poignée de menue monnaie. Une petite vie, bien appropriée à une petite créature de ton genre. Demande, et on peut te la rendre. Va pousser ta carriole, vends tes coques à la criée, sois heureuse. Tu as le cœur trop tendre pour être l’une de nous. »
Il a l’intention de me chasser. « Je n’ai pas de cœur. Je n’ai qu’un vide. J’ai tué des tas de gens. Je pourrais vous tuer, si je le voulais.
— Goûterais-tu la douceur de cela ? »
Elle ne connaissait pas la réponse juste. « Peut-être.
— Alors, ta place n’est pas ici. La mort n’apporte aucune douceur dans cette demeure. Nous ne sommes ni des guerriers, ni des soldats, ni des spadassins qui se pavanent, tout boursouflés de vanité. Nous ne tuons pas pour servir un seigneur, pour engraisser notre bourse, pour flatter notre vanité. Jamais nous n’accordons le don pour notre satisfaction. Non plus que nous ne choisissons ceux que nous tuons. Nous ne sommes que les serviteurs du dieu Multiface.
— Valar dohaeris. » Tous les hommes doivent servir.
« Tu connais la devise, mais tu as trop d’orgueil pour servir. Un serviteur doit être humble et obéissant.
— J’obéis. Je suis capable d’être plus humble que n’importe qui. »
Cela le fit rire doucement. « Tu seras la déesse de l’humilité en personne, j’en suis certain. Mais pourras-tu en acquitter le prix ?
— Quel prix ?
— Le prix, c’est toi. Le prix, c’est tout ce que tu possèdes, et tout ce que tu pourras jamais espérer posséder. Nous avons pris tes yeux et te les avons rendus. Ensuite, nous prendrons tes oreilles, et tu marcheras dans le silence. Tu nous donneras tes jambes, et tu ramperas. Tu ne seras la fille de personne, l’épouse de personne, la mère de personne. Ton nom sera un mensonge, et même le visage que tu présenteras ne sera pas le tien. »
Elle faillit se mordre de nouveau la lèvre, mais cette fois-ci se retint et s’arrêta. Mon visage est un bassin obscur, qui dissimule tout, qui n’expose rien. Elle songea à tous les noms qu’elle avait portés : Arry, Belette, Pigeonneau, Cat des Canaux. Elle songea à la petite idiote de Winterfell qui s’appelait Arya Ganache. Les noms n’avaient aucune importance. « Je peux payer le prix. Donnez-moi un visage.
— Les visages se gagnent.
— Dites-moi comment.
— Accorde à un certain homme un certain don. En es-tu capable ?
— Quel homme ?
— Personne que tu connaisses.
— Je ne connais pas beaucoup de monde.
— C’est l’un d’eux. Un étranger. Personne que tu aimes, personne que tu haïsses, personne que tu aies jamais connu. Le tueras-tu ?
— Oui.
— Alors, demain, tu seras de nouveau Cat des Canaux. Porte ce visage, observe, obéis. Et nous verrons si tu es vraiment digne de servir Celui-qui-a-Maints-Visages. »
Ainsi, le lendemain, revint-elle chez Brusco et ses filles, dans la maison sur le canal. Les yeux de Brusco s’écarquillèrent en la voyant, et Brea poussa un petit cri.