« Valar morghulis, lança Cat en manière de salut.
— Valar dohaeris », répondit Brusco.
Ensuite, ce fut comme si elle n’était jamais partie.
Elle eut son premier aperçu de l’homme qu’elle devait tuer plus tard dans la matinée, alors qu’elle poussait sa carriole à travers les rues pavées en bordure du port Pourpre. C’était un vieillard, âgé bien au-delà de cinquante ans. Il a trop longtemps vécu, essaya-t-elle de se dire. Pourquoi devrait-il avoir tant d’années alors que mon père a eu droit à si peu ? Mais Cat des Canaux n’avait pas de père, aussi garda-t-elle cette pensée pour elle-même.
« Coques, moules et palourdes, cria Cat lorsqu’il la croisa, huîtres, crevettes et grosses moules vertes. » Elle alla jusqu’à lui sourire. Parfois, un sourire suffisait à les faire s’arrêter et acheter. Le vieil homme ne lui rendit pas son amabilité. Lui adressant une grimace, il poursuivit sa route, marchant dans une flaque. Les pieds de Cat en furent éclaboussés.
Il est dénué de courtoisie, songea-t-elle en le regardant s’éloigner. Il a le visage dur et mauvais. L’homme avait le nez pincé et aigu, les lèvres minces, les yeux petits et rapprochés. Ses cheveux avaient viré au gris, mais la barbiche pointue au bout de son menton demeurait noire. Cat jugea qu’il devait la teindre et s’étonna qu’il n’eût pas également teint ses cheveux. Il avait une épaule plus haute que l’autre, ce qui lui donnait une démarche de guingois.
« C’est un mauvais homme, annonça-t-elle ce soir-là, en regagnant la Demeure du Noir et du Blanc. Il a des lèvres cruelles, des yeux mauvais et une barbiche de malfaisant. »
L’homme plein de gentillesse gloussa. « C’est un homme comme n’importe quel autre, avec en lui de la lumière et des ténèbres. Il ne t’appartient pas de le juger. »
La remarque la laissa perplexe. « Les dieux l’ont-ils jugé ?
— Certains dieux, peut-être. À quoi servent les dieux, sinon à siéger en tribunal des hommes ? Le dieu Multiface ne pèse pas les âmes, toutefois. Il décerne son don aux meilleurs autant qu’aux pires. Sinon, les bons vivraient éternellement. »
Les mains du vieil homme étaient son pire trait, décida Cat le lendemain, en le regardant de derrière sa carriole. Il avait des doigts longs et osseux, toujours en mouvement, pour se gratter la barbe, se tirer l’oreille, tambouriner sur une table, s’agiter, s’agiter, s’agiter. Ses mains ressemblent à deux grandes araignées blanches. Plus elle observait ces mains et plus elle en venait à les haïr.
« Il remue trop les mains, leur dit-elle, au temple. Il doit être rempli de peur. Le don lui apportera la paix.
— Le don apporte la paix à tous les hommes.
— Quand je le tuerai, il me regardera dans les yeux et me remerciera.
— S’il fait cela, tu auras échoué. Il vaudrait mieux qu’il ne te remarque même pas. »
Le vieil homme était un genre de négociant, conclut Cat après l’avoir observé quelques jours. Son commerce devait être lié à la mer, bien qu’elle ne l’eût jamais vu mettre le pied à bord d’un bateau. Il passait ses journées assis chez un vendeur de potage près du port Pourpre, une tasse de soupe à l’oignon en train de refroidir près de son coude tandis qu’il manipulait des papiers et de la cire à cacheter, et discutait sur un ton sec avec un défilé de capitaines, d’armateurs et d’autres marchands, dont aucun ne semblait beaucoup l’aimer.
Et pourtant, ils lui apportaient de l’argent : des bourses de cuir qu’arrondissaient l’or, l’argent et les pièces carrées en fer de Braavos. Le vieil homme les comptait avec soin, triant les pièces et les empilant proprement, par catégories. Jamais il ne les regardait. Il se bornait à les mordre, toujours du côté gauche de sa bouche, où il avait gardé toutes ses dents. De temps en temps, il en faisait tournoyer une comme une toupie sur la table et écoutait le son qu’elle produisait en tombant en bout de course.
Et une fois toutes les pièces comptées et goûtées, le vieil homme griffonnait quelques mots sur un parchemin, le frappait de son sceau et le donnait au capitaine. Sinon, il secouait la tête et repoussait les pièces de l’autre côté de la table. Chaque fois qu’il faisait ça, l’autre homme devenait rouge et fâché, ou pâle et comme effrayé.
Cat ne comprenait pas. « Ils lui offrent de l’or et de l’argent, mais il ne leur donne que son écriture. Est-ce qu’ils sont idiots ?
— Quelques-uns, probablement. La plupart sont simplement prudents. Certains cherchent à l’amadouer. Mais ce n’est pas un personnage qu’on amadoue aisément.
— Mais qu’est-ce qu’il leur vend ?
— Il rédige pour chacun une convention. Si leurs vaisseaux sombrent dans une tempête ou sont capturés par des pirates, il promet de leur verser la valeur du navire et de tout son contenu.
— C’est un genre de pari ?
— En quelque sorte. Un pari que tout capitaine souhaite perdre.
— Oui, mais s’ils gagnent…
— … ils perdent leurs navires, souvent même leurs vies. Il y a du péril en mer, et jamais plus qu’en automne. Sans nul doute, plus d’un capitaine qui a coulé dans une tempête a tiré quelque mince réconfort d’une convention conclue à Braavos, en sachant que sa veuve et ses enfants ne manqueront pas. » Un sourire triste lui toucha les lèvres. « C’est une chose que de rédiger une telle convention, cependant, et une autre que de la respecter. »
Cat comprit. L’un d’entre eux doit le haïr. L’un d’entre eux est venu à la Demeure du Noir et du Blanc et a prié le dieu de le prendre. Elle demanda de qui il s’agissait, mais l’homme plein de gentillesse ne voulut pas le lui dire. « Il ne t’appartient pas de te mêler de telles affaires, dit-il. Qui es-tu ?
— Personne.
— Personne jamais ne doit poser ces questions. » Il lui prit les mains. « Si tu ne peux pas accomplir cette tâche, il ne t’est besoin que de le dire. Il n’y a aucune honte à cela. Certains sont faits pour servir le dieu Multiface et d’autres, point. Parle, et je te soulagerai de cette tâche.
— Je l’accomplirai. J’ai dit que je l’accomplirai, et je l’accomplirai. »
Mais comment ? Voilà qui était plus difficile.
Il avait des gardes. Deux, un grand maigre et un petit gros. Ils l’accompagnaient partout, de l’instant où il quittait sa maison le matin jusqu’à son retour le soir. Ils veillaient à ce que personne ne s’approchât du vieil homme sans sa permission. Une fois, un ivrogne faillit le bousculer en titubant, alors qu’il revenait de chez le marchand de potage, mais le grand s’interposa, heurta fermement l’homme et le jeta par terre. Chez le marchand de potage, le courtaud goûtait toujours la soupe à l’oignon le premier. Le vieil homme attendait que la soupe eût refroidi avant de la boire, assez longtemps pour s’assurer que son garde ne souffrait d’aucun effet contraire.
« Il a peur, comprit-elle, ou sinon, il sait que quelqu’un veut le tuer.
— Il ne sait rien, répondit l’homme plein de gentillesse, mais il s’en doute.
— Les gardes l’accompagnent partout, même quand il s’écarte pour aller se soulager, mais il ne les suit pas quand eux y vont. Le grand est le plus vif. J’attendrai qu’il aille se soulager, j’entrerai chez le marchand de potage et je poignarderai le vieil homme dans l’œil.
— Et l’autre garde ?
— Il est lent et sot. Je peux le tuer aussi.