Выбрать главу

— Es-tu un boucher du champ de bataille, pour abattre tous ceux qui te barrent le passage ?

— Non.

— Je l’espère bien. Tu es une servante du dieu Multiface, et nous qui servons Celui-qui-a-Maints-Visages n’accordons son don qu’à ceux qui ont été marqués et choisis. »

Elle comprit. Tue-le. Ne tue que lui.

Il lui fallut plus de trois jours d’observation avant de trouver la méthode, et un autre jour pour s’entraîner avec son canif. Roggo le Rouge lui en avait enseigné l’emploi, mais elle n’avait plus dû fendre de bougette depuis avant qu’on lui ait retiré ses yeux. Elle voulait être certaine qu’elle savait encore procéder. Douceur et rapidité, c’est comme ça qu’on fait, sans hésiter, se dit-elle, et elle fit glisser la petite lame hors de sa manche, encore et encore et encore. Quand elle eut établi à sa satisfaction qu’elle avait gardé le souvenir du geste, elle affûta l’acier contre une pierre à aiguiser jusqu’à ce que son fil luisît d’un bleu argenté à la lueur de la chandelle. L’autre partie était plus délicate, mais la gamine abandonnée était là pour l’aider. « J’accorderai demain le don à l’homme, annonça-t-elle au petit déjeuner.

— Celui-qui-a-Maints-Visages sera content. » L’homme plein de gentillesse se leva de table. « Beaucoup de gens connaissent Cat des Canaux. Si on la voit commettre cet acte, ça pourrait attirer des ennuis à Brusco et à ses filles. Il est temps que tu prennes un autre visage. »

La petite ne sourit pas, mais à l’intérieur, elle était satisfaite. Elle avait perdu Cat une fois, et en avait porté le deuil. Elle ne voulait pas la perdre à nouveau. « De quoi aurai-je l’air ?

— Tu seras laide. Les femmes détourneront le regard en te voyant. Les enfants te dévisageront et te montreront du doigt. Les hommes forts auront pitié de toi, et certains pourraient verser une larme. Personne parmi ceux qui te verront ne t’oubliera de sitôt. Viens. »

L’homme plein de gentillesse décrocha de son support la lanterne de fer et guida la petite devant le bassin noir et immobile et les rangées de dieux sombres et silencieux, jusqu’aux degrés à l’arrière du temple. La mioche leur emboîta le pas, au cours de la descente. Nul ne dit rien. On n’entendait que le frottement feutré de pieds chaussés de sandales contre la pierre. Dix-huit marches les menèrent aux caves, où cinq passages voûtés divergeaient comme les doigts d’une main. Ici en bas, l’escalier devenait plus étroit et plus escarpé, mais la petite l’avait descendu et remonté mille fois en courant et il ne recelait plus rien qui l’effrayât. Vingt-deux marches encore et ils arrivèrent dans les soubassements. Là, les tunnels étaient étriqués et tordus, d’obscurs trous de ver serpentant à l’intérieur du grand rocher. Un passage était barré par une lourde porte en fer. Le prêtre suspendit la lanterne à un crochet, glissa une main à l’intérieur de sa robe et en sortit une clé ornementée.

La chair de poule courut sur les bras de la petite. Le sanctuaire. Ils allaient continuer encore plus bas, jusqu’au troisième niveau, vers les salles secrètes où n’étaient admis que les prêtres.

La clé cliqueta trois fois, très doucement, lorsque l’homme plein de gentillesse la fit tourner dans la serrure. La porte s’ouvrit sur des gonds de fer lubrifiés, sans faire de bruit. Au-delà, encore, des marches, taillées dans le roc massif. Le prêtre reprit la lanterne et ouvrit la voie. La petite suivit la lumière, comptant les degrés en descendant. Quatre cinq six sept. Elle se prit à regretter de ne pas avoir apporté son bâton. Dix onze douze. Elle savait le nombre de marches qui séparaient le temple de la cave, la cave des soubassements, elle avait même compté celles de l’étroit escalier en colimaçon qui montait en spirale vers les greniers, et les échelons raides de l’échelle en bois conduisant à la porte donnant sur le toit et au perchoir secoué par les vents, au-dehors.

Cet escalier-ci était inconnu d’elle, en revanche, et cela le rendait périlleux. Vingt et un, vingt et deux, vingt et trois. À chaque marche, l’air semblait refroidir un peu plus. Quand le décompte atteignit trente, elle sut qu’ils se trouvaient même plus bas que les canaux. Trente et trois, trente et quatre. Jusqu’à quelle profondeur iraient-ils ?

Elle avait atteint cinquante et quatre quand les marches s’arrêtèrent enfin devant une nouvelle porte en fer. Celle-ci n’était pas verrouillée. L’homme plein de gentillesse la poussa pour l’ouvrir et la franchit. Elle le suivit, la gamine abandonnée sur ses talons. Leurs pas résonnèrent dans le noir. L’homme plein de gentillesse leva sa lanterne et en ouvrit complètement les clapets. La lumière se déversa sur les murs qui les entouraient.

Mille visages la contemplaient.

Ils pendaient aux murs, devant et derrière elle, en haut, en bas, partout où elle posait les yeux, partout où elle se tournait. Elle vit des visages vieux et des visages jeunes, des pâles et des sombres, lisses et ridés, tachés de son et semés de cicatrices, séduisants et laids, hommes et femmes, garçons et filles, et même des bébés, des visages souriants et des renfrognés, des visages remplis d’avidité, de rage et de concupiscence, des visages glabres et des visages hérissés de poil. Des masques, se reprit-elle, ce ne sont que des masques, mais alors même que cette pensée la traversait, elle sut que ce n’était pas vrai. C’étaient des peaux.

« Est-ce qu’elles t’effraient, mon enfant ? demanda l’homme plein de gentillesse. Il n’est pas trop tard pour nous quitter. Est-ce vraiment ce que tu veux ? »

Arya se mordit la lèvre. Elle ignorait ce qu’elle voulait. Si je pars, où irai-je ? Elle avait lavé et dépouillé cent cadavres, les créatures mortes ne l’effrayaient pas. Ils les descendent ici et découpent leur visage, et alors ? Elle était la louve des nuits, ce n’était pas un bout de peau qui pouvait lui faire peur. Des capuchons de cuir, voilà tout ce que c’est, ils ne peuvent pas me faire de mal. « Faites-le », bredouilla-t-elle.

Il la conduisit à l’autre bout de la salle, le long d’une rangée de galeries menant à des passages secondaires. La lumière de sa lanterne illumina chacun d’eux à son tour. Un tunnel était tapissé d’ossements humains, son toit soutenu par des colonnes de crânes. Un autre s’ouvrait sur un escalier en spirale qui s’enfonçait encore plus bas. Combien de caves y a-t-il ? s’interrogea-t-elle. Est-ce qu’elles descendent éternellement ?

« Assieds-toi », ordonna le prêtre. Elle s’assit. « À présent, ferme les yeux, enfant. » Elle ferma les yeux. « Tu vas avoir mal, la prévint-il, mais la douleur est le prix du pouvoir. Ne bouge pas. »

Figée comme la pierre, se dit-elle. Elle resta assise sans remuer. L’incision fut rapide, la lame tranchante. En toute logique, le métal aurait dû être froid contre sa chair, mais il paraissait chaud, en réalité. Elle sentit le sang ruisseler sur son visage, un rideau rouge et fluctuant qui tombait sur son front, ses joues et son menton, et elle comprit pourquoi le prêtre lui avait fait fermer les yeux. Quand le sang arriva à ses lèvres, il avait un goût de sel et de cuivre. Elle le lécha et frissonna.

« Apporte-moi le visage », dit l’homme plein de gentillesse. La mioche ne répondit rien, mais la fille entendit ses sandales susurrer sur le sol de pierre. À elle, il prescrivit : « Bois ça » et plaça une coupe dans sa main. Elle la but immédiatement, d’une gorgée. Le liquide était très acide, comme lorsqu’on mord dans un citron. Il y avait mille ans de ça, elle avait connu une petite fille qui adorait les gâteaux au citron. Non, ce n’était pas moi, ce n’était qu’Arya.