« Les comédiens changent de visage grâce à des artifices, expliquait l’homme plein de gentillesse, et les conjurateurs emploient des charmes, tissant la lumière et le désir pour créer des illusions qui abusent l’œil. Ces arts, tu les apprendras, mais ce que nous faisons ici plonge plus profond. Les sages peuvent percer l’artifice, et les charmes se dissolvent sous des regards pénétrants, mais le visage que tu vas revêtir sera aussi vrai et aussi matériel que celui avec lequel tu es née. Garde les paupières closes. » Elle sentit les doigts de l’homme lui tirer les cheveux en arrière. « Ne bouge pas. Tu vas éprouver une sensation bizarre. Tu pourrais être prise de vertige, mais tu ne dois pas bouger. »
Alors, elle perçut une secousse et un froissement léger tandis qu’on abaissait le nouveau visage sur l’ancien. Le cuir frotta contre son front, sec et raide, mais, dès qu’il fut imprégné de son sang, il s’attendrit pour s’assouplir. Ses joues s’échauffèrent, rosirent. Elle sentait son cœur palpiter sous son sein et, pendant un long moment, elle ne réussit pas à reprendre son souffle. Des mains se refermèrent sur sa gorge, dures comme la pierre, pour l’étrangler. Ses propres mains se tendirent pour griffer les bras de son agresseur, mais il n’y avait personne. Un terrible sentiment de peur l’envahit, et elle entendit un bruit, un horrible craquement, accompagné d’une douleur aveuglante. Un visage flotta devant elle, gras, barbu, brutal, sa bouche tordue de rage. Elle entendit le prêtre lui conseiller : « Respire, enfant. Expire la peur. Chasse les ombres. Il est mort. Elle est morte. Sa douleur est partie. Respire. »
En frissonnant, la fille prit une profonde inspiration et constata qu’il disait vrai. Personne ne l’étranglait, nul ne la frappait. Et pourtant, sa main tremblait quand elle la porta à son visage. Elle passa les doigts sur ses traits, de haut en bas, comme elle avait un jour vu Jaqen H’ghar le faire à Harrenhal. Quand il avait fait ce geste, tout son visage avait ondoyé et changé. Lorsqu’elle l’imita, rien ne se passa. « Au contact, il semble inchangé.
— Pour toi, dit le prêtre. Il ne se ressemble pas.
— Pour d’autres yeux, tu as le nez et la mâchoire brisés, détailla la gamine abandonnée. Tu as un côté du visage enfoncé à l’endroit où ta pommette a été cassée, et il te manque la moitié des dents. »
Elle tâtonna avec sa langue à l’intérieur de sa bouche, sans trouver ni manques ni dents brisées. De la sorcellerie, pensa-t-elle. Je porte un nouveau visage. Un visage laid, fracassé.
« Tu feras peut-être de mauvais rêves quelque temps, la mit en garde l’homme plein de gentillesse. Son père la battait si souvent, avec tant de brutalité qu’elle ne s’est jamais vraiment affranchie de la douleur ou de la peur, avant de venir à nous.
— Vous avez tué son père ?
— Elle a sollicité le don pour elle-même, pas pour lui. »
Vous auriez dû le tuer.
Il dut lire ses pensées. « La mort a fini par venir pour lui, comme elle vient pour tous les hommes. Comme elle devra venir pour un homme en particulier, demain. » Il souleva la lampe. « Nous en avons terminé ici. »
Pour cette fois. Tandis qu’ils rebroussaient chemin par l’escalier, les orbites vides des peaux sur les murs semblèrent la suivre. Un moment, elle vit presque leurs lèvres bouger, se chuchoter de noirs et doux secrets, sur un ton trop bas pour l’ouïe.
Le sommeil ne lui vint pas aisément, cette nuit-là. Empêtrée dans ses couvertures, elle se tourna et se retourna dans la chambre obscure et froide, mais, où qu’elle se tournât, elle voyait les visages. Ils n’ont pas d’yeux, mais ils me voient. Elle aperçut au mur le visage de son père. Près de lui étaient accrochés la dame sa mère et, au-dessous, ses trois frères, tous alignés. Non. C’était une autre fille. Je ne suis personne, et mes seuls frères portent des robes de noir et de blanc. Pourtant, là était le chanteur noir, là le palefrenier qu’elle avait tué avec Aiguille, là l’écuyer boutonneux de l’auberge au carrefour, et là-bas, le garde dont elle avait tranché la gorge pour les faire sortir d’Harrenhal. Le Titilleur était accroché au mur, aussi, les noirs orifices qui étaient ses yeux baignés de malveillance. Le voir ramena en elle la perception de la dague dans sa main tandis qu’elle la plongeait dans son dos, encore, et encore, et encore.
Quand le jour se leva enfin sur Braavos, il apparut gris, sombre et couvert. La fille avait espéré du brouillard, mais les dieux ignorèrent ses prières, comme souvent les dieux. L’air était dégagé et froid, et le vent mordait cruellement. Un bon jour pour tuer, se dit-elle. D’elle-même, une prière lui vint aux lèvres. Ser Gregor, Dunsen, Raff Tout-miel, ser Ilyn, ser Meryn, la reine Cersei. Elle articula les noms en silence. Dans la Demeure du Noir et du Blanc, on ne savait jamais qui pouvait entendre.
Les caves étaient remplies de vieux vêtements, des affaires récupérées sur ceux qui venaient à la Demeure du Noir et du Blanc pour boire la paix dans le bassin du temple. On pouvait tout trouver, ici, depuis les haillons de mendiant jusqu’à de riches soieries et brocarts. Un laideron devrait s’habiller avec laideur, décida-t-elle, aussi opta-t-elle pour une cape brune tachée, râpée sur les bords, une tunique verte moisie qui empestait la poiscaille, et une lourde paire de bottes. En tout dernier lieu, elle empauma son canif.
Rien ne pressait, aussi décida-t-elle de faire le long détour par le port Pourpre. Elle traversa le pont, jusqu’à l’île des Dieux. Ici, entre les temples, Cat des Canaux avait vendu des coques et des moules, chaque fois que coulait le sang du cycle lunaire de Talea, la fille de Brusco, et qu’elle devait rester couchée. Elle s’attendait à moitié à trouver aujourd’hui Talea en train de vendre ses denrées, peut-être face à la Garenne, où se dressaient les modestes autels abandonnés de tous les petits dieux oubliés, mais c’était absurde. La journée était trop froide, et Talea n’aimait pas s’éveiller si tôt. La statue devant le temple de la Dame éplorée de Lys versait des larmes d’argent quand passa la laideronne. Dans les Jardins de Gelenei se dressait un arbre doré haut de cent pieds avec des feuilles d’argent battu. Le feu des torches brillait derrière des vitraux en verre plombé, dans le temple de bois du Maître de l’Harmonie, présentant une demi-centaine de papillons dans toute la richesse de leurs coloris.
Une fois, se souvint la petite, la Femme du Matelot l’avait amenée faire sa tournée avec elle en lui contant des anecdotes sur les dieux les plus insolites de la ville. « Là, c’est la demeure du Pâtre suprême. Cette tour aux trois tourelles appartient à Trios Tricéphale. La première tête dévore les mourants, et les ressuscités émergent de la troisième. Je ne sais pas ce qu’est censée faire celle du milieu. Voilà les Pierres du dieu de Silence, et là, l’entrée du Dédale du Concepteur. Seuls ceux qui apprendront à suivre le bon chemin trouveront la voie de la sagesse, selon les prêtres du Dessin. Au-delà, au bord du canal, c’est le temple d’Aquan le Taureau rouge. Tous les treize jours, ses prêtres tranchent la gorge d’un veau d’un blanc immaculé et offrent des coupes de sang aux mendiants. »
Ce n’était pas un treizième jour, apparemment ; le parvis du Taureau rouge était vide. Les dieux frères, Semosh et Selloso, rêvaient dans des temples jumeaux sur des berges opposées du canal noir, reliés par un pont de pierre sculptée. La fillette le franchit en ce point pour se diriger vers les quais, avant de traverser le port du Chiffonnier et longer les flèches et les dômes à demi engloutis de la Ville noyée.