Gerris jura tandis que les sauterelles le cernaient. Quentyn entendit un bruit de course. Puis les épées-louées surgirent des ombres. Un des gardes leur jeta un coup d’œil, juste assez longtemps pour que Gerris contournât la défense de sa pique. Il plongea la pointe de son épée sous le masque d’airain et remonta la lame dans la gorge de l’homme qui le portait, au moment où la deuxième sauterelle voyait un carreau d’arbalète naître sur sa poitrine.
La dernière sauterelle laissa choir sa pique. « Je me rends, je me rends.
— Non. Tu meurs. » D’un revers de son arakh, Caggo décapita l’homme, l’acier valyrien tranchant la chair, l’os et les tendons comme s’ils n’étaient que suif. « Trop de bruit, déplora-t-il. Tous ceux qui ont des oreilles ont dû entendre.
— Chien, dit Quentyn. Le mot de passe du jour devait être chien. Pourquoi n’ont-ils pas voulu nous laisser passer ? On nous avait dit…
— On t’avait dit que ton plan était de la folie, t’as oublié ? coupa la Belle Meris. Fais ce que tu es venu faire. »
Les dragons, se remémora le prince Quentyn. Oui, nous sommes venus pour les dragons. Il se sentit le cœur au bord des lèvres. Qu’est-ce que je fiche ici ? Père, pourquoi ? Quatre morts en autant de battements de cœur, et dans quel but ? « Le feu et le sang, murmura-t-il, le sang et le feu. » Le sang formait une flaque à ses pieds, imprégnant le sol en brique. Le feu se trouvait derrière ces portes. « Les chaînes… Nous n’avons pas de clé…
— J’ai la clé », intervint Arch. Il abattit sa masse avec rapidité et vigueur. Des étincelles volèrent lorsque la tête de l’arme percuta la serrure. Encore, encore et encore. Au cinquième choc, le verrou céda et les chaînes tombèrent, avec un tel fracas que Quentyn fut convaincu que toute la pyramide l’avait entendu. « Amenez le chariot. » Les dragons seraient plus dociles une fois qu’ils seraient rassasiés. Qu’ils s’empiffrent de mouton grillé.
Archibald Ferboys empoigna les portes de fer et les écarta. Leurs charnières rouillées émirent un double hurlement, au bénéfice de tous ceux qui avaient pu dormir durant la destruction de la serrure. Une bouffée de chaleur les assaillit soudain, chargée en relents de cendres, de soufre et de viande brûlée.
Au-delà des portes, régnait l’obscurité, de profondes et lugubres ténèbres qui semblaient vivantes, menaçantes, avides. Quentyn sentit qu’existait dans le noir quelque chose de ramassé, de patient. Guerrier, accorde-moi le courage, pria-t-il. Il ne voulait pas faire ce qu’il allait faire, mais il ne voyait aucune autre solution. Pourquoi Daenerys m’aurait-elle montré les dragons, sinon ? Elle veut que je fasse mes preuves pour elle. Gerris lui tendit une torche. Il franchit les portes.
Le vert est Rhaegal, le blanc Viserion, se remémora-t-il. Emploie leur nom, donne-leur des ordres, parle-leur, avec calme mais avec autorité. Dompte-les, comme Daenerys a dompté Drogon dans l’arène. La jeune femme avait été seule, uniquement vêtue de voiles de soie, mais intrépide. Je ne dois pas avoir peur. Elle l’a fait, j’en suis capable aussi. L’important était de ne pas laisser voir sa peur. Les animaux sentent la crainte, et les dragons… Que savait-il des dragons ? Qu’est-ce que quiconque connaît aux dragons ? Ils ont disparu du monde depuis plus d’un siècle.
Le rebord de la fosse se trouvait juste devant lui. Quentyn approcha avec lenteur, promenant la torche d’un côté à l’autre. Les parois, le sol et le plafond buvaient la lumière. Calcinés, comprit-il. Des briques complètement carbonisées, réduites en cendres. La température de l’air augmentait à chaque pas qu’il faisait. Il commença à transpirer.
Deux yeux s’élevèrent devant lui.
Ils étaient de bronze, plus brillants que des boucliers polis, luisant de leur propre chaleur, brûlant derrière un voile de fumée qui montait des naseaux du dragon. La lumière de la torche de Quentyn baigna des écailles vert sombre, le vert de la mousse dans le profond des bois au couchant, juste avant que ne s’estompent les dernières lueurs. Puis le dragon ouvrit la gueule, et la lumière et la chaleur déferlèrent sur eux. Derrière la barrière des crocs noirs et aigus, il aperçut une clarté de fournaise, les reflets d’un feu couvant, cent fois plus flamboyant que sa torche. Le dragon avait une tête plus large que celle d’un cheval, et son cou s’étira, interminable, se déroulant comme un grand serpent vert tandis que la tête montait, jusqu’à ce que ces deux yeux luisants de bronze le toisent de haut.
Vertes, se dit le prince, il a des écailles vertes. « Rhaegal », lança-t-il. Sa voix s’étrangla dans sa gorge ; n’en émergea qu’un coassement brisé. Guernouille, put-il seulement penser, je redeviens Guernouille. « La nourriture, croassa-t-il, la mémoire lui revenant. Apportez la viande. »
Le mastodonte l’entendit. Arch s’évertua à décharger du chariot une des carcasses de moutons par deux de ses pattes, puis il tourna sur lui-même et la balança dans la fosse.
Rhaegal la happa dans les airs. Sa tête pivota en un éclair et d’entre ses mâchoires explosa une pique de flammes, un orageux tourbillon de feu orange et jaune veiné de stries vertes. Le mouton brûlait avant d’avoir entamé sa chute. Avant que la dépouille fumante pût heurter les briques, les dents du dragon se refermèrent sur elle. Un nimbe de flammes continua de palpiter autour du corps. L’air empestait la laine cramée et le soufre. La puanteur du dragon.
« Je croyais qu’il y en avait deux », observa le mastodonte.
Viserion. Oui. Où est passé Viserion ? Le prince abaissa sa torche pour jeter quelque lumière dans la pénombre en contrebas. Il voyait le dragon vert déchirer la carcasse fumante du mouton, sa longue queue fouettant d’un côté à l’autre tandis qu’il dévorait. Autour de son cou on apercevait un épais collier de fer, d’où pendaient trois pieds d’une chaîne rompue. Des maillons brisés parsemaient le sol de la fosse, entre les ossements noircis – des torsades de métal, en partie fondues. Rhaegal était enchaîné au mur et au sol, la dernière fois que je suis venu, se souvint le prince, mais Viserion était accroché au plafond. Quentyn recula d’un pas, leva la torche et pencha la tête en arrière.
Un moment, il ne vit au-dessus de lui que les cintres de briques noircies, calcinées par la flamme des dragons. Un filet de cendres attira son regard. Une forme pâle, à demi dissimulée, qui bougeait. Il s’est creusé une grotte, comprit le prince. Une tanière dans la brique. La Grande Pyramide de Meereen avait des fondations massives et épaisses, de façon à soutenir le poids de l’énorme structure qui les coiffait ; même les cloisons intérieures étaient trois fois plus épaisses que la chemise de fortification de n’importe quel château. Mais Viserion s’y était foré un trou, par les flammes et les griffes, une tanière assez grande pour y dormir.
Et nous venons de le réveiller. Il voyait une sorte d’énorme serpent blanc se dérouler à l’intérieur du mur, à l’endroit où la paroi s’incurvait pour rejoindre le plafond. De nouvelles cendres plurent, et une portion de brique effritée se détacha. Le serpent se révéla être un cou et une queue, puis le long mufle cornu du dragon apparut, ses yeux luisant dans le noir comme des braises d’or. Ses ailes craquetèrent en s’étirant.