Le jour s’était avancé sur la ville. Bien que la pluie continuât à tomber, une vague lumière imbibait le ciel à l’est. Et avec le soleil arriva le Crâne-ras. Skahaz avait revêtu sa tenue familière : une jupe noire plissée, des grèves et une cuirasse musculaire. Le masque de bronze sous son bras était nouveau – une tête de loup à la langue pendante. « Eh bien, déclara-t-il en guise de salut, cet imbécile est mort, donc ?
— Le prince Quentyn a expiré juste avant le point du jour. » Selmy n’était pas surpris que Skahaz le sût. Les nouvelles voyageaient vite à l’intérieur de la pyramide. « Le conseil est-il réuni ?
— Ils attendent en bas le bon plaisir de la Main. »
Je ne suis pas une Main, voulait s’écrier une partie de lui. Je ne suis qu’un simple chevalier, le protecteur de la reine. Je n’ai jamais voulu cela. Mais avec la disparition de la reine et le roi aux fers, il fallait que quelqu’un gouvernât, et ser Barristan ne se fiait nullement au Crâne-ras. « Y a-t-il eu des nouvelles de la Grâce Verte ?
— Elle n’est pas encore revenue en ville. » Skahaz était opposé à l’envoi de la prêtresse. Galazza Galare elle-même ne s’était pas offerte à cette tâche. Elle irait pour la paix, elle y avait consenti, mais Hizdahr zo Loraq était mieux indiqué pour traiter avec les Judicieux. Ser Barristan ne cédait cependant pas aisément, et en fin de compte la Grâce Verte avait courbé la tête et juré d’agir de son mieux.
« Dans quel état est la ville ? demanda Selmy au Crâne-ras.
— Toutes les portes sont fermées et barrées, comme vous l’avez ordonné. Nous traquons toutes les épées-louées et les Yunkaïis restés à l’intérieur de l’enceinte, et nous expulsons ou nous arrêtons ceux que nous trouvons. La plupart semblent s’être terrés. À l’intérieur des pyramides, sans aucun doute. Les Immaculés montent la garde sur les remparts et les tours, préparés à tout assaut. Deux cents personnes de haute naissance sont rassemblées sur la place, debout en tokar sous la pluie, et réclament audience en hurlant. Elles exigent la libération d’Hizdahr et ma mort, et vous demandent de tuer ces dragons. Quelqu’un leur a raconté que les chevaliers excellaient à cet emploi. Les hommes continuent à extraire des cadavres de la pyramide d’Hazkar. Les Grands Maîtres d’Yherizan et d’Uhlez, eux, ont abandonné leurs pyramides aux dragons. »
Ser Barristan savait déjà tout cela. « Et le décompte du boucher ? demanda-t-il en redoutant la réponse.
— Vingt et neuf.
— Vingt et neuf ? » C’était bien pire que ce qu’il aurait jamais imaginé. Les Fils de la Harpie avaient repris leur guerre de l’ombre deux jours plus tôt. Trois meurtres la première nuit, neuf la seconde. Mais passer de neuf à vingt et neuf en une seule nuit…
— Le compte franchira les trente avant midi. Pourquoi une si grise mine, vieil homme ? Qu’espériez-vous ? La Harpie exige la remise en liberté d’Hizdahr, et elle a donc renvoyé ses fils dans les rues, couteau en main. Les morts sont tous des affranchis et des crânes-ras, comme auparavant. L’un d’eux était un des miens, une Bête d’Airain. On a laissé le signe de la Harpie à proximité des corps, tracé à la craie sur la chaussée ou gravé sur un mur. Il y avait également des messages. Les dragons doivent mourir, ont-ils écrit, et Harghaz le héros. On a également vu Mort à Daenerys, avant que la pluie ne lave les mots.
— L’impôt sur le sang…
— Deux mille neuf cents pièces d’or de chaque pyramide, certes, bougonna Skahaz. Il sera perçu… mais jamais la perte de quelques pièces d’or ne retiendra la main de la Harpie. Seul le sang le peut.
— Selon vous. » Encore les otages. Il les tuerait jusqu’au dernier si je le lui permettais. « J’avais entendu les cent premières fois. Non.
— La Main de la reine, grommela Skahaz avec dégoût. Une main de vieille femme, à mon avis, ridée, faible. Je prie pour que Daenerys nous revienne vite. » Il abaissa son masque de loup en airain sur son visage. « Votre conseil va commencer à s’impatienter.
— Ils sont le conseil de la reine, et non le mien. » Selmy troqua sa cape détrempée contre une sèche et boucla son baudrier, puis il accompagna le Crâne-ras pour descendre l’escalier.
La salle des colonnes était vide de pétitionnaires, ce matin. Bien qu’il eût adopté le titre de Main, ser Barristan n’aurait pas eu l’effronterie de tenir audience en l’absence de la reine, et il refusait à Skahaz mo Kandaq de le faire. Les grotesques trônes dragon d’Hizdahr avaient été retirés sur ordre de ser Barristan ; mais il n’avait pas réinstallé le simple banc garni de coussins qui avait eu la faveur de la reine. À la place, on avait dressé une grande table ronde au centre de la salle, entourée de hauts sièges où les hommes pouvaient s’asseoir et débattre en égaux.
Ils se levèrent quand ser Barristan arriva au pied des degrés de marbre, Skahaz Crâne-ras à ses côtés. Marselen des Fils de la Mère était présent, avec Symon Dos-Zébré, commandant des Frères Libres. Les Boucliers fidèles s’étaient choisi un nouveau commandant, un Estivien à la peau noire du nom de Tal Toraq, leur ancien capitaine, Mollono Yos Dob, ayant été emporté par la jument pâle. Ver Gris était là pour les Immaculés, assistés par trois sergents eunuques portant calottes de bronze à pointe. Les Corbeaux Tornade étaient représentés par deux mercenaires vétérans, un archer appelé Jokin et le guerrier à la hache, balafré et lugubre, qu’on nommait simplement le Veuf. Tous deux assumaient en commun le commandement de la compagnie en l’absence de Daario Naharis. La plus grande partie du khalasar de la reine avait accompagné Aggo et Rakharo pour la chercher sur la mer Dothrak, mais le jaqqa rhan Rommo, un bigleux aux jambes arquées, était là afin de parler pour les cavaliers restés en arrière.
Et, face à ser Barristan, siégeaient à la table quatre des anciens gardes du roi Hizdahr, les combattants d’arène Goghor le Géant, Belaquo Briseur-d’os, Camarron du Compte et le Félin moucheté. Selmy avait insisté pour qu’ils fussent présents, en dépit des objections de Skahaz Crâne-ras. Ils avaient autrefois aidé Daenerys Targaryen à s’emparer de la ville, et l’on ne devait pas l’oublier. Même s’ils étaient des brutes imprégnées de sang et des tueurs, ils avaient à leur manière été loyaux… au roi Hizdahr, certes, mais aussi à la reine.
Dernier à arriver, Belwas le Fort entra pesamment dans la salle.
L’eunuque avait vu la mort en face, de si près qu’il eût bien pu lui baiser les lèvres. L’expérience l’avait marqué. Il paraissait avoir perdu une soixantaine de livres, et la peau brun sombre qui jadis se tendait sur un torse et une bedaine massifs, traversée par cent cicatrices effacées, pendait à présent sur lui en replis flasques et avachis, ballottant comme une robe taillée trop ample de trois tailles. Son pas aussi avait ralenti, et semblait un peu indécis.
Malgré tout, le cœur du vieux chevalier se réjouit de le voir. Il avait naguère traversé le monde avec Belwas le Fort et savait pouvoir compter sur lui, si tout ceci devait finir par se régler à l’épée. « Belwas. Nous sommes heureux que tu aies pu te joindre à nous.
— Blanchebarbe. » Belwas sourit. « Où sont le foie et les oignons ? Belwas est pas si fort qu’avant, doit manger, redevenir grand. Ils rendent Belwas le Fort malade. Quelqu’un doit mourir. »
Quelqu’un mourra. Beaucoup de quelqu’uns, très probablement. « Assieds-toi, mon ami. » Quand Belwas fut assis et qu’il eut croisé les bras, ser Barristan poursuivit. « Quentyn Martell est mort ce matin, juste avant l’aube. »